Puisque c’est une exposition de photographies, on va droit vers elles. Cinq grands tirages, à la lumière verdâtre, à la fois blafarde et éclatante, renvoient le regard du visiteur. De suite, l’espace est clos, cadrage serré ou cadrage large. Large pour la pièce principale et le corridor. Serré pour la penderie et l’escalier. Un pas en arrière, un pas en avant, effet de zoom. Qui fait le photographe ?

Qu’a-t-il bien pu se passer dans cet appartement que les photographies recomposent ? Y débarquer, l’instant d’après, après qu’il s’y est passé quelque chose, pour rechercher un détail signifiant : le soutien-gorge dans la penderie, la plante verte tombée au sol, les chaussures dans l’escalier…

A côté des images, une chaise, un extincteur, une grande plante verte qui perd ses feuilles, au sol une moquette épaisse. L’espace des tirages glisse vers l’espace d’exposition. Les photographies débordent. Le basculement s’opère, nous voici dans les photographies, sans vraiment y être. Le vertige ne prend pas complètement, un léger malaise persiste, celui de voir deux environnements identiques sans qu’ils soient pourtant semblables. Espaces parallèles aux repères troubles. Pas question de compter sur les photographies pour retrouver la certitude de la réalité.

Et pourtant la tentation est grande de s’y plonger, de scruter les détails pour qu’apparaissent des indices. L’indéniable puissance documentaire de la photographie éclôt dans cet ensemble ; on s’y cogne sans pouvoir passer outre. Mais étrangement, rien ne semble signifiant, la résolution de l’histoire est ailleurs. Les faits sont latents : il faudrait les plonger dans le révélateur pour les faire apparaître, leur donner une forme, une visibilité. Les images d’Annika von Hauswolff relèvent moins de la photographie que de son processus, de sa capacité à produire des preuves, de l’authentification.

Ce qu’on a devant les yeux n’est pas compatible avec le regard que propose la photographie. La sensation vient d’ailleurs. Une impression d’espaces clos, pleins d’une histoire qui n’est pas la nôtre. Pénétrer dans ces lieux comme pour en prendre possession, pour les habiter. Tout débarrasser rapidement, ou scruter minutieusement les détails, procéder à leur archéologie pour reconstruire l’histoire, pour la faire apparaître.

Cet ensemble de photographies ainsi que sa mise en scène, sa scénographie ne résolvent rien. Ils suscitent des questionnements, mettent la perception en échec. Et leur réussite se situe bien là, dans l’impossibilité de voir. L’intitulé de l’installation, Spöke, que l’on peut traduire par fantôme, ne raconte pas autre chose : rendre compte de lieux hantés, du phénomène spectral par la photographie. Voilà qui n’est pas nouveau, mais certes bien tentant. Alors que la photographie faisait son apparition, elle fut bientôt convoquée par quelques scientifiques, faisant suite au mouvement spiritualiste apparut en 1848 aux Etats-Unis, en mal de visibilité pour donner une forme aux manifestations surnaturelles. L’artiste italien Anton Guilio Bragaglia, apparenté aux futuristes, fut lui aussi tenté par l’expérience mais abandonna quand, évincé du groupe, il constata l’incapacité de la photographie à dépasser la contingence du réel.

Annika von Hauswolff ne fait ni mieux ni moins bien. Elle use de la photographie très à ras de ses possibilités, affronte la rudesse de sa nature documentaire. Si les fantômes se manifestent, c’est hors des photographies, dans l’espace même de l’installation. On pourra observer au sol l’épaisse moquette beige marquée des empreintes de leurs passages. Visiteur, on finirait presque par regretter d’y avoir laissé la trace de ses pas…