Que s’est-il passé ? Cette question qui caractérise si bien l’art de la nouvelle littéraire convient parfaitement à l’œuvre de Philip Guston. Peintre important de l’Ecole de New York et ami des expressionnistes abstraits, il se met, à partir de 1968, à peindre des mains, des natures mortes, des godasses et des hommes cagoulés dans un style qui rappelle celui des comics. De l’abstraction des couches de peinture à la simplicité du trait, des champs colorés aux dessins narratifs, il a pris le parti des figures.

Ce peintre encore méconnu en France a suivi dans l’après-guerre le grand mouvement de l’abstraction. Dans cette rétrospective, les toiles abstraites des années 50 montrent comment la tension se concentre au milieu de la toile, laissant le bord du tableau épargné par le combat des couleurs qui se joue entre différentes couches de matière. Lorsqu’il peint, il a l’impression d’avoir affaire à un organisme vivant, et non simplement à une surface à enduire de couleurs. Il n’a donc jamais réduit ses préoccupations à des problèmes formalistes. A partir de 1968, la coupure est nette, Guston passe à la figuration. Il est l’un des artistes qui fait comprendre que la distinction abstraction/figuration n’a rien de pertinent et que l’essentiel, dans la peinture, est ailleurs. Profondément influencé par les grands maîtres tels Piero, Goya ou Rembrandt, il travaille la suspension des valeurs, le bouleversement du statut des figures et l’angoisse de la contraction des formes. Ses hommes cagoulés inspirés du KKK sont détournés en masque de l’artiste : la représentation de l’homme y est nécessairement camouflée ou fragmentée (sa tête est une boule, les jambes restent sans corps). Il peint son atelier, ses tables, pinceaux et cendriers pleins, pour mieux faire sentir l’importance du temps, temps de son travail (la nuit, les montres et les horloges) et temps de son histoire. Une des dimensions les plus remarquables est la manière dont il réduit les fragments de corps à des objets par le tracé. Ses godasses, seules ou accumulées, la semelle de face, montrent combien l’objet devient une histoire lorsqu’il laisse des traces. Si le tracé est si caractéristique chez Guston, c’est que le contour des figures leur ouvre la possibilité de réparer un monde par le fragment.

On trouvera dans le catalogue les textes passionnants de quelques-unes de ses conférences, ainsi qu’un texte inédit de Philip Roth. Chez Guston, la pensée de l’existence fait rage, et l’on est frappé de voir à quel point les remises en cause sont nombreuses, comme jamais rien n’est acquis : il décrit généreusement les hésitations de son inspiration. Dans sa manière, « tout est possible, sauf le dogme ». Il apparaît comme un grand rêveur, perplexe existentiel, ce que traduit le superbe tableau Sleeping.