C’est une pierre bleue du Nord de la France, éclatée, polie par endroit, une pierre qui suppose que le sculpteur la travaille sans concessions, la chevauchant, l’embrassant sans manières, sans cette affectation qui est le propre de certains miniaturistes maniaques. L’art de Dodeigne est plein d’une vigueur, d’une santé qui les ridiculisent – car il existe une cohérence évidente et émouvante entre les croquis, les fusains et les sculptures du maître, une cohérence qui est là pour rendre compte de l’ampleur de l’œuvre, de son ambition.

Au cours de répétitions du Ballet du Nord, Dodeigne réalisa des croquis qui sont aujourd’hui exposés. Et ces croquis sont comme les traces, les empreintes laissées par les danseurs du Ballet du Nord : la page est zébrée de traits noirs qui sont comme les éclairs à la lueur desquels des corps apparaissent furtivement, pris dans l’éclair, entrelacs de signes dansants sur le papier, traces électriques d’un passage. Les fusains viennent ensuite, découvrant autour de ces zébrures un corps, quelque chose qui serait de l’ordre de la chair, d’une certaine épaisseur à venir : c’est à une naissance que l’on assiste car tous les membres des personnages ne sont pas dessinés avec la même précision et certains semblent encore en devenir.

D’autres irradient sur le papier, se distinguant du reste du corps ; le dessin en est plus précis et le trait plus incisif, comme pour signifier – à d’autres fins – cette capacité qu’ont les adeptes du yoga de se transporter tout entier dans un endroit de leur corps et de s’y tenir, de s’y concentrer. Et les sculptures parachèvent l’œuvre, l’apparition de ces formes, de ces personnages, de ces signes-personnages comme en peignait Olivier Debré dans les années 5O.

Des formes violemment physiques et non pensées, conceptualisées : un corps et rien d’autre que l’énergie qu’il suppose et qu’il libère. Ses pierres, ses personnages, se dressent avec l’évidence des menhirs. C’est ainsi que l’on assiste, tout au long de l’exposition, au surgissement de ces personnages – ou plutôt à l’inévitable maturation de la forme ou du corps – dans la pierre.
Quelque chose de violent, d’inépuisable et que l’on ne peut contrer, endiguer, comme un fleuve énorme. Ces formes qui ne sont pas dégrossies ce sont des êtres frustes, des manières des titans surgies des pages les plus terribles de la mythologie ( il faut regarder, pour s’en convaincre, la photographie du  » Couple « , que le parc des sculptures monumentales de Grenoble vient d’installer).

En ces temps de vaches maigres où certains artistes se font un nom en fantasmant complaisamment sur la fin de l’art et sa possible subversion ( par le refus de l’œuvre et l’adoration du n’importe quoi ), Eugène Dodeigne nous démontre avec génie qu’il n’est pas, loin s’en faut, de modes qui puissent le faire plier, le détourner de cette violence qui l’habite et de cette émotion qu’il sait faire naître de la pierre. Il faut lire, à ce sujet, le texte de François Dournes (qui se trouve dans le journal de l’exposition, édité par la galerie Bussière) pour découvrir à quel point cette violence et ce talent parcourent et structurent son œuvre depuis les années 50 lorsque, initié par Brancusi et travaillant avec Germaine Richier, il devint vite l’une des références incontournables de l’art contemporain.

Arnaud Bertina

Actuellement :
Galerie Bussière, 26 rue Mazarine, 75006 Paris
Tel : 01.43.54.78.11