Derrière zeitkratzer, il y a Reinhold Friedl, personnage singulier venu de la musique contemporaine, un pied dans le free le plus inventif (il a étudié le piano avec l’indispensable Alexander von Schlippenbach), un autre dans les musiques électroniques orientées boucan (on recense d’innombrables collaborations avec Phill Niblock, Lee Ranaldo, Merzbow, Vadislav Delay ou Markus Schmickler). Pendant qu’il développe un langage instrumental spécifique, consistant à jouer directement dans le corps de son piano, notre bonhomme interprète avec son ensemble des morceaux de Lou Reed (Metal music machine), Philip Glass, Luigi Nono ou Terre Thaemlitz, pas embarrassé pour un sou de passer d’une sphère à l’autre en un tour de main.

A l’intersection pas forcément cohérente de toutes ces lignes se trouve zeitkratzer, ensemble de dix musiciens versés dans une musique qui louvoie entre improvisations, lacérations noisy et compositions. Essentiellement acoustique, bien qu’un des membres utilise des machines et qu’un autre joue de la guitare électrique, la formation fait en quelque sorte de la musique électronique avec des instruments classiques, comme on a pu dire à une époque que Tortoise faisait de l’électronica avec des instruments rock. Forcément, ces mecs ne sont pas des rigolos et leur musique a quelque chose de diaboliquement autistique. Elle tourne fou en une spirale où les timbres s’agglomèrent lentement en bouillabaisse malsaine, qu’on n’aime rien tant qu’à jouer à plein volume. Ce qui sauve zeitkratzer du danger de l’autisme – ce phénomène qui, en musique, produit pourtant régulièrement des comètes inouïes, inajustées au marché -, c’est justement qu’il s’agit d’un collectif, que sa pratique est ouverte sur autre aire musicale qu’elle-même.

En l’espèce, l’oeuvre d’un compositeur lui-même pas mal voué aux formes d’autisme musical, Karlheinz Stockhausen. Old school : Karlheinz Stockhausen est le dernier volet d’une série (Old school, donc, dont les pochettes s’ornent de fruits en gros plan – là un kiwi, ici une orange ou une cerise) dédiée à des figures majeures de la musique savante (les trois autres volets sont consacrés à John Cage, James Tenney et Alvin Lucier). Il rassemble des morceaux issus d’Aus den sieben tagen (« Des Sept Jours »), cycle de quinze compositions que Stockhausen a écrit en mai 1968 à la suite d’une crise personnelle. Pendant qu’en France on s’envoyait des pavés à la tête, notre Allemand mystique préféré raffinait une formule neuve dans laquelle il tentait de régler le délicat problème qui lie spontanéité incontrôlée de l’écriture et lucidité sans faille du calcul. Il essayait surtout de revenir à une forme musicale intuitive, viscérale peut-être. Les partitions de ce cycle ne sont que de courts textes, qu’on peut lire comme des instructions strictes mais qu’on peut aussi interpréter plus librement. Par exemple : « Faites résonner une vibration selon le rythme de l’univers / Faites résonner une vibration selon le rythme du rêve / Faites résonner une vibration selon le rythme du rêve / et transformez-là lentement / en le rythme de l’univers / répétez ce cycle autant de fois que vous le pouvez ». De 1968 à 1970, Stockhausen a joué ces morceaux plusieurs fois, avec un ensemble qui a logiquement très vite demandé à être considéré comme auteur à part égale avec le compositeur. En faisant cela, les musiciens déclenchèrent une guerre que le compositeur livra avec des arguments d’une rare mauvaise foi, accusant ses compagnons d’être de mauvais interprètes – quand il s’agissait surtout d’être des improvisateurs – indisciplinés qui plus est.

zeitkratzer a répété et exécuté Aus den sieben tagen en avril 2011 en Slovénie puis en Croatie. L’enregistrement mêle des prises issues des deux concerts ainsi que des répétitions. C’est autant un live qu’un millefeuille de captations diverses reconstituées en studio. Le fil rouge qui a guidé Friedl et ses acolytes est simple : interpréter les textes à teneur mystique de Stockhausen de la manière la plus rigoureuse possible, en les transposant dans un vocabulaire formel très strict, quasi sériel. Le résultat est chaque fois très différent des enregistrements originaux, en dépit d’un air de famille troublant. Un peu disparate, le disque fonctionne comme une encyclopédie de poche des manières d’improviser mais surtout, de faire exploser le cadre des instructions en les appliquant avec une rigueur forcenée. Que ce soit sur le mode du bourdon extatique collectif (Setz die segel zur sonne), du crescendo de sons mis au rebut (Unbegrenzt), de l’action music (Intensität, carte de gestes hétérodoxes et compulsifs) ou des cycles à enchaînement ouvert (Nachtmusik, Verbindung), le collectif accouche dans ses meilleurs instants de fragments d’alien music carrément flippante, borborygmes venus de l’espace, pulsations issues du fond des mers. Stockhausen voulait sa musique intuitive, la voici habitée.