Pourquoi Stonesthrow, l’excellent label de Peanut Butter Wolf, a-t-il décidé de sortir cet album de jazz électronique de Yesterdays New Quintet, groupe jusque là inconnu qui réunit Ahmad Miller (vibraphone), Monk Hughes (basse), Joe Mc Duffrey (claviers), Malik Flavors (percus) et Otis Jackson Jr. (batterie) ? Fournisseur régulier de hip-hop efficace et subtil et, de temps en temps, de quelques excursions à rebours dans les mines des beat-diggers avec des compilations funk soignées, le label san franciscain s’essaye avec ce AnglesWithoutEdges à l’impro électrique à la manière d’un autre quintet de jazz, bien plus légendaire celui-là : le quintet sixties de Miles Davis, celui où il découvrit l’électricité et qui inventa tout à la fois le jazz-rock, le jazz-funk, le trip-hop et sans doute bien d’autres musiques encore pour les décennies à venir.

Pourquoi Stonesthrow a-t-il donc décidé de donner sa chance à ce quintet de musiciens dont aucun amateur de jazz -ni, a fortiori, aucun amateur de rap- n’avait jamais entendu parler ? Sans doute parce qu’il s’agit d’un groupe qui n’existe pas : tous ses membres sont le fruit de l’imagination de MadLib, l’homme derrière Quasimoto (dont l’album The Unseen n’est pas loin d’être le meilleur LP de 2000), le producteur de Lootpack, Declaime et Grand Agent, sans doute le secret le mieux gardé de la Bay Area.

Que MadLib s’essaye aujourd’hui directement à cette musique n’étonnera pas ses fans, tant son style est déjà largement infusé de jazz (on se souvient tout particulièrement de ce Jazz cats, sur The Unseen, hommage aux piliers de la Great black music, Charlie Parker, Coltrane et les autres). Et de fait, ce LP nous offre des paysages sonores voisins de ceux fréquentés par Miles sur In a silent way (plages de claviers à la Herbie ‘Mwandishi’ Hancock glissant sur une batterie ronde souvent agrémentée de percussions, qui a manifestement retenu la leçon du breakbeat), sans toujours éviter les tares du jazz-rock (voir par exemple Hot water -eau tiède, en réalité- ou ce Broken dreams exagérément cotonneux).

Il faut néanmoins souligner la performance : tout seul dans son studio, MadLib s’est recréé son quintet de jazz, jonglant entre samples et prises live, jouant de tous les instruments : guitare, vibraphone, ou ces claviers dont on croisa fréquemment le nom sur les pochettes des disques 70s de Miles, Herbie Hancock ou Weather Report, le Fender Rhodes et le piano électrique Wurlitzer. Le résultat est un séduisant exercice de style, qui frustrera cependant ceux qui attendaient une suite aux aventures de Quasimoto (de retour ces temps-ci sur quelques maxis remarqués).

Ce disque démontre surtout, tout comme l’expérience de l’Innerzone Orchestra pour Carl Craig, que tous ces producteurs influencés par le jazz ne sont jamais meilleurs que lorsqu’ils n’en font pas : qui a en effet besoin d’une bonne imitation de la musique du XXe siècle, venant de musiciens bien meilleurs pour inventer la musique du XXIe siècle ? Comme s’il se rendait compte de cela, MadLib achève son album par une brève avalanche de beats et de bruits électroniques sur Last day, comme pour refermer la parenthèse et annoncer son retour aux choses sérieuses : c’est-à-dire à la musique de demain. C’est là que nous l’attendons vraiment.