Au long de ses quinze années d’existence, Wilco aura connu presque autant d’identités que de line-ups, comme si l’évolution spasmodique du groupe suivait de façon distanciée les obsessions, les coups de foudre et la dépression lancinante de sa tête de proue Jeff Tweedy. La route pleine de cahots et de ruptures arpentée par le beau migraineux lui aura tout de même permis de lâcher quelque chefs-d’oeuvre derrière lui, parmi lesquels Being there, les deux volumes épais de Mermaid avenue, Summerteeth et surtout Yankee foxtrot hotel, ce point de bascule presque théorique sur la liberté artistique qui aura engendré un divorce emblématique et très médiatisé avec Warner. Les articles, interviews et histoires avant et après tissaient même ensemble une profession de foi si belle et si brutale qu’on se demandait si l’épreuve du feu perpétuelle n’était pas devenu le moteur créatif principal de Wilco, condamné à lâcher du lest, de la pop et du public à chaque nouveau virage.

Depuis qu’il a fait sécession pour de bon avec le college rock des débuts (le phénomène AM, plein de graisses animales mais toujours plus grand succès commercial du groupe à ce jour), le groupe semble pourtant s’être futilement consolidé autour de ses contradictions, intégrant totalement bruits et fureurs des familles du rock expérimental (improv, noise, no wave, krautrock) à ses ancestrales traditions américaines (Neil Young, toujours, encore et encore). Et le miracle a beau se répéter pour la quatrième fois depuis A Ghost is born (2004), il nous stupéfie encore comme si c’était la première fois. Une chose est de plus en plus certaine: Jeff Tweedy n’a pas appris la fronde avec Jim O’Rourke, catalyseur certes formidable de l’envol Yankee foxtrot hotel, et sa manière de câliner les contraires pour s’inventer ses propres harmonies n’appartient qu’à lui. Exemple, les fines gâchettes qui l’entourent sur ces derniers disques ont beau former son équipe la moins conventionnelle (Nels Cline, Glenn Kotche et Pat Sansone ont tous un gros background expérimental), c’est avec elles que sa musique s’est élevée au-dessus de ses inquiétudes formelles. Ce n’est pas que Wilco a retranché de sa musique toutes ses velléités investigatrices, c’est plutôt que les effusions sonores du collectif s’intègrent désormais avec une aisance folle dans les chansons sèches de moins en moins surprenantes, de plus en plus captivantes de Tweedy.

A ce titre, The Whole love est presque programmatique : il débute par un désert lunaire plein de tachyons électroniques que n’auraient pas renié pas Mouse on Mars à l’époque de Iahora Tahiti, mais il ne déroute pas une seconde. Papa gâteau, Tweedy est désormais comme un poisson-chef dans sa mare (le studio The Loft), qui dirigerait doucement une troupe d’éléments perturbateurs acquis à sa cause. L’album fait ainsi le reflet d’un genre inédit de sérénité qui serait à envier plutôt qu’à proscrire – parce qu’en temps normal, il n’y a bien sûr rien de pire pour l’art que la béatitude. On y trouve donc, trempé d’une majesté impressionnante, tout ce que Wilco sait faire mieux qu’aucun autre groupe (et dieu sait que ça se bouscule au portillon) : dérive folk sublime, rocaille électronique sur fond de caisse claire rancunière, colloques guitaristiques en suspension éphémère, chœurs guillerets, orgues sautillants… L’album saute d’un genre à l’autre sans perdre et sans craindre l’éparpillement en alignant les genres et les idées comme une liste de splendeurs, qui s’allonge à chaque écoute, et l’on s’émerveille autant des mélodies formidables que des tintements de glockenspiel, des bruissements de basses fréquences et des moments de recueillement. Alors certes, on ne glisse jamais du tabouret, mais il y a une luminosité ici qui s’exprime qui confine, on s’excuse si vous l’avez déjà lu ailleurs, au classique instantané. On n’aime pas beaucoup encourager les consensus, mais dans la catégorie valeur sûre, Wilco n’a plus aucun concurrent.

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