Inlassables conteurs de ballades imprévisibles, Aaron Freeman (Dean Ween) & Mickey Melchiondo (Gene Ween) détiennent une discographie déroutante, disparate, impossible à grouper ou diviser, tant leur parcours est hors norme. Ween est une histoire pleine de petits déchirements chantants, de grands spasmes mélodieux. En témoignent leurs disques Godween Satan : the oneness, Golden country greats ou White pepper, autant d’estampes poppy fracturées à foison, incessamment formulées en rock fruité ou disposées en mode funk déviant. Le trash-blues paumé de la paire au grand W est paré d’éléments empruntés à la country, la soul, la pop, l’indie-rock, la folk-music. Ween n’est certainement pas le premier groupe rock qui échappe à « l’étiquetage « , à l’autorité d’un style. Toutefois, sa façon de flâner dans le paysage sonore du rock forme une arborescence de disques de plus en plus foisonnant, où les moelles plurielles de configurations se confondent et s’ornent mutuellement. Cette amplitude emmêlée, ce paysage bariolé dans lequel il est si tentant de s’enfouir et si facile de s’atrophier, Ween n’en fréquente que les lisières, là où tout est à la fois plus aéré et plus incertain, suspendu entre apparence et illumination. Circulant sur des chemins que pourraient emprunter certaines pâtisseries de Captain Beefheart, Jim O’Rourke ou encore Gary Wilson, les auteurs de Live in Toronto Canada (édité par ailleurs sur Chocodog, label remuant indépendamment sur Internet) se promènent à la périphérie de tout, sans pour autant fournir un impénétrable sabir. Le groupe exécute bien souvent des dégringolades inabordables, quelquefois maladroites, mais acquiesce lorsqu’il s’agit de freiner pour gazouiller ses détails, amalgamant leurs atmosphères fugitives et poignantes. On pense notamment à Pure Guava et ses perles cocasses (Littles birdy, Big Jilm, Touch my tooter, Tender situation…), un disque qui épouse en fanfare la soul écrasée et la country baroque, tout en épanchant au compte-goutte une musique aussi fragile qu’un murmure. On pourrait également évoquer les saveurs de Quebec, leur disque le plus « vendeur » à ce jour (camouflé dans le Top 100 du Billboard américain en 2003…) ou du Live in Chicago, un combo CD / DVD édité sur Sanctuary Records.

La sortie de Shinola, vol.1 remet un peu de lumière sur cet ovni qu’on croyait perdu dans les sphères abyssales d’un rock qui part dans trop de directions. D’entrée de jeu, le duo pose des ballades névrotiques (Tastes good on th’ bun…), presque robotiques, à l’image d’une introduction qui pique direct la chair du tympan. Le chant façon émetteur-récepteur serpentine allégrement et violemment, empilant des climats abscons et béats à la fois. Dès la première plage, les laborantins de New Hope (Pennsylvanie) se tordent magiquement et nous enivrent de leur humour intelligemment déversé, à coup de solos d’instruments à cordes, de rebondissements impromptus et de phonèmes pitchés, cris hirsutes et autres crissements de basse pétée. On sautille ensuite sur Boys club, un calypso qui lorgne vers les Caraïbes et les ambiances bikini… Les contrechamps de Ween possèdent l’affabilité du désespoir de ces groupes injustement méconnus. Ceux qui réussissent à faire pousser les hits sans pour autant les chercher. Comme en atteste le subtil I fell in love today, un éclat pop ambiancé en mode bucolique passionné, façon John Lennon sucré : I got nothing to lose, I saw the sun in may, I’ ve got something to hold on to, I fell in love today, I saw the break at down, I saw a child in play, I saw the spring in the wintertime, I fell in love today, fly with love today… Les mots s’amoncellent derrière des bribes de guitares évanescentes. Proche du Beck de Mellow gold, pas très éloigné des premiers desserts exquis de King Crimson (Gabrielle), Shinola, vol.1 chasse des bouts de ballets enjouées, cloquées par des guitares et des claviers labourant le chant principal. Le tout semble être maintenu en place par des rythmiques qui hésitent toujours un peu entre le rock et le funk, pour ensuite se laisser happer dans un tourbillon de bluegrass déformé. L’éphémère est souvent bien placé chez Ween. Kitsch malsain, aller-retour entre 60’s et 70’s, puis 90’s et 50’s, dialogue de sourds, notes lubriques… Rien n’est ici placé au hasard, et pourtant le bordel semble bien présent.