Enfin ! Dans les cartons depuis plus d’un an, devenu une véritable arlésienne, le premier album de Ventre de Biche a su se faire désirer (il sortira finalement à l’occasion du Disquaire Day, le 18 avril). On l’attendait pourtant, le disque qui viendrait assumer la fonction d’étendard pour toute la scène « Chanson Française Dégénérée » (voir aussi Chro n°10), qui a fait des petits à ne plus savoir quoi en foutre, sans jamais accoucher d’un objet plus substantiel qu’une K7 demo ou une compile bandcamp. L’album débarque donc pour témoigner de cette micro-scène florissante, dont il apporte une partie de la fraîcheur et de l’innocence, tant qu’il en reste.

Certes, le disque comprend principalement des ré-enregistrements, et on en connaît déjà par cœur tous les morceaux à force de voir Luca Retraite, le Lyonnais derrière le projet « Ventre de Biche », dérouler son répertoire dans les caves les moins recommandables de l’Hexagone : seul derrière ses machines dont il ajuste le tempo sous vos yeux – comme ça, nature – Luca entonne des chants désespérés dans lesquels il n’y a rien à sauver – ni l’amour, ni l’amitié, ni la révolte – parce qu’il n’y a aucune porte de sortie au fond de l’impasse de l’existence. Le dernier morceau s’appelle « Plus rien à faire », et l’album Viens Mourir : tout simplement. Mais cette noirceur froide, cette arrivée d’air glacial en provenance des territoires abandonnés de la nation, dont le noyau dépressionnaire serait la « Grande Triple Alliance de l’Est » (avec des groupes nommés Charnier, Sida, Scorpion Violente, 1400 points de suture…), il fallait bien qu’elle pointe un jour le nez dehors, quitte à enfiler une tenue présentable (un beau vinyle accompagné d’un livret de dessins), pour affronter un peu le « grand public ».

De façon amusante, l’album sort alors que le groupe « Viol » s’est attiré les foudres des associations féministes, qui se sont un peu mélangées les pinceaux en prenant le noir pour le blanc, le nihiliste pour l’apologue : issu de la même scène, embarqué comme les autres dans une surenchère de sordide, Ventre de biche n’a rien pour plaire, lui non plus, à ceux qui évaluent l’art à l’aune de la morale. Qui s’élèvera, alors, contre ce « Viens Mourir » qui est de bout en bout un aveu de pessimisme, un réquisitoire contre la vie, qui ne respecte rien ni personne ? Qui dénoncera la haine anti-sociale qui transpire de ces textes mortifères comme les effluves pourris du cadavre ? Parviendra-t-on à démêler les niveaux de lecture de ces lyrics sombres et ironiques, capables de premier degré comme les Bérus, de second comme Costes, et d’un troisième qui serait le retour du premier dans le second, l’éclosion du sérieux au cœur de l’humour ? « Assis dans le salon/Comme des cons/Obligés de gueuler/Comme des sourds/Putain si j’avais su/Je serais resté chez moi/J’ai mal à la tête quand tu me parles/J’ai mal à la tête » : c’est à la fois drôle et pas drôle, anecdotique et symbolique, comme le rire nerveux que l’on a en rentrant chez soi au petit matin, épuisé et hagard, après une énième fête qui a repoussé les limites du glauque.

Alors c’est vrai, il faut peut-être une prédisposition à la noirceur pour apprécier Ventre de Biche. Si l’optimisme est un « trouble intellectuel qui ne recule devant aucun traitement, sinon la mort » (Ambrose Bierce), le pessimisme de cette chanson française « dégénérée » est un miroir non-déformant tendu à notre époque, qui en accentue les replis honteux, les marques d’infamie, sans complaisance, sans indulgence. On peut danser sur Ventre de biche, certes : ce mélange de synthés indus et de beats quasi-hip-hop fonctionne bien. On peut aussi siffloter « Mal à la tête » ou « Marché noir », parce que les mélodies sont accrocheuses. Mais l’ensemble se prête plutôt à une approche très mentale, dans laquelle la poésie morcelée d’un quotidien privé de beauté fait naître des visions obsédantes, des bulles de vérité crevant la surface de la conscience au détour d’une punchline, comme un commentaire en direct de nos vies en 2015. C’est donc aussi avec une sorte de nostalgie immédiate que l’on écoute ces morceaux, avec la certitude qu’en les réécoutant dans vingt ans, on pensera très précisément à aujourd’hui, et à cette séquence temporelle qui a vu le « garage » se transformer en cave, les groupes en one-man-bands, et la langue de Voltaire en celle de Cioran. Et évidemment, on ne s’en portera pas mieux. Joyeuses Pâques à vous aussi.