La voix qui s’adresse à nous vient du fond des âges. Celle de quelqu’un qui se retourne au milieu du pont et le voit s’écrouler derrière soi. Désormais, il a charge de mémoire : « Le temps est venu de la nuit / le temps est venu de l’obscurité / mais la lune m’est apparue et m’a rendu heureux / mon peuple est là qui me regarde / mes ancêtres sont là qui me regardent / Ils sont tous là-haut dans la lune et se balancent / Ils sont heureux. » Poème repris sur une mélodie très simple par une voix âpre à laquelle répond celle d’une femme et le martèlement d’une percussion. La parenté avec les chants indiens comme avec ceux de l’Asie centrale, s’impose immédiatement, témoignant d’une origine commune par-delà les milliers d’années et de kilomètres.

Alors qu’Atanarjuat, le premier film produit, joué et réalisé par des Inuit sort sur nos écrans, cet album reprenant des extraits de cinq parutions précédentes provient lui-même d’un label inuit, dépositaire des traditions et modeste tremplin du devenir d’un peuple qui s’est organisé, après avoir failli disparaître, victime de l’alcool et des agressions de la civilisation du progrès, pour transformer un destin imposé en choix librement consenti sans vendre son âme au Diable. Tradition est sans doute la meilleure introduction possible à une culture qui fascine parce qu’elle est la dernière à rejoindre notre monde en adhérant encore à un temps qui nous semble si proche encore de l’éveil de l’homme : un temps du mythe.

A la dimension du rythme dans lequel affleure cette temporalité archaïque, répond la part la plus enfouie de nous mêmes, auditeurs lointains et sidérés d’y reconnaître, à nu, cette aspiration sauvage qui résiste au sein des civilisations les plus sûres de leur emprise. Plus encore que le rythme, c’est la scansion, sa modalité la plus simple, qui porte ces musiques, quel qu’en soit le style. De la psalmodie aux jeux vocaux et au chant de gorge, de la stridulation d’une guimbarde à l’usage du fameux grand tambour sur cadre, cette lourde pulsation se poursuit, qui marque l’enracinement, l’obstination d’une existence fermement attachée aux conditions rigoureuses, prix d’une liberté farouche.

Le throat singing inuit, assez largement représenté exprime à lui seul la singularité de ces traditions. Deux femmes émettent en alternance une note et la soufflerie qui la porte sur une cadence serrée d’une extrême précision. Cette technique unique extraie de la machinerie pulmonaire des râles travaillés dans le détail, moulés dans une forme implacable, qui s’encastrent si parfaitement que les deux voix semblent ne former qu’une seule machine lancée en pleine course. Mais sept exemples ne font pas le tour des variations extraordinaires que ce simple dispositif autorise, creusant des plans, modifiant les reliefs, les mouvements -pendulaires, balancés ou carrément rotatifs-, les combinant même en usant de tous les ressorts d’une stéréophonie naturelle (Qimmiruluapik).

Voix en dialogue, miaulées et nasales semées de roucoulements, de gémissements étouffés, interpolées de saynètes, d’adresses théâtrales, de soupirs, de petits rires d’acquiescement (Tagurinai) : voix de la vie ; voix psalmodiée de l’ay ya (deux syllabes enchaînée en un chapelet plaintif donnent lieu à une forme traditionnelle), ou traînante et mâchonnée de Titus Seeteenak : voix de l’esprit ; voix ordonnées sur des ritournelles enjouées, pour la danse et les jeux, voix où perce de la malice : voix de la jeunesse ; chant de gorge enfin, mettant deux femmes aux prises en une joute qui finit en éclats de rires : voix du corps, voix du refoulé occidental. Toutes ces voix, inquiétantes ou comiques -soutenues ou non du sombre battement que l’on dirait être le pouls de la terre, le rappel menaçant de la présence des esprits- toutes ces voix dessinent, plus que les vestiges d’un monde fragile conservés par miracle, la figure d’une altérité qui s’impose à nous à proportion de ce que l’on saura y reconnaître comme le reflet de la « vraie vie » perdue.

Chuna McIntyre & Marie Meade (vcl) ; Minnie Palliser (guimbarde) ; Tagurinai (vcl) ; Drama group (vcl, perc) ; Martha Talerook, Winnie Owingayak, Jean Simailak, James Ukpaga (vcl, perc) ; Titus Seeteenak (vcl) ; Lucy Kownak, Emily Alerk (vcl, chant de gorge) ; Alacie Tullaugaq, Lucy Amarualik (chant de gorge) ; Laina Tullaugak (vcl, g), Eric Brassard (elg, acg, b), Daniel Godr (kbds, b), Martin Périard (dm). 2001