Duo complètement tamponné, Utabi est le fruit d’une musique digitale débarquée du Japon, via la structure Adaadat (dirigée par deux britanniques, ce jeune label bienveillant accueille les artistes Cow’P, Atom Truck, Kema Keur, Ove Naxx ou encore l’Américain Donna Summer aka Jason Forrest, pour ne citer qu’eux…). Sur scène, les deux frères Utabi se ressemblent et s’assemblent parfaitement, livrant des lives sauvages remplis de musique aliénée et délurée, oscillant entre harsh-pop et electronica effrénée, broken beats et drum & bass abîmée. Sur disque, c’est Utabi Hirokawa qui mène principalement la danse. Hirokawa est un des fondateurs du label 19-t Records, mais il est aussi connu pour avoir sorti quelques opus sur les labels Romz, Notekrec, Zod ou encore Kamishiro Rec. Manchurian Candy est une aventure qui lie les deux labels cousins que sont Adaadat et 19-t Records Surfant sur des compositions hachées et décomposées (Crackbank cheese), la musique de cet album aux angles disproportionnés (Mogood) se réorganise dans des bruines numériques qui ont pour miroir des mélodies enfantines et des samples tordus, des beats triturés et reptiliens.

Tandis que de nombreux essais dans la musique 8 bit (à laquelle Utabi fait un hommage fragile sur Bwanggwui) arrivent seulement à satisfaire des esprits en demande de dance-floor, le projet de Utabi Hirokawa réussit à prendre le pas sur les frasques espiègles qu’il déploie, jouant avec les voix en formant des kaléidoscopes virtuoses (Kmoizcarkt shoimse back). Ludique, bourrée d’imagination et de programmation baroques (Three tennies), l’album développe un univers nippon qui parvient à sortir de l’image(rie) manga / poppy sans pour autant la renier. De fait, on trouve ici de très beaux passages pop, mais aussi un plaisir malsain pour les atmosphères de cartoon en forme de casse-tête, ou encore les timbres astucieux d’une lutte musicale qui n’a pas vraiment de but social -ou peut-être complètement intériorisée et introvertie.

Les haïkus déments de Utabi sonnent souvent comme une résurgence furtive d’un Richard D. James sous acide (LightPollution), sans toutefois baver sur les traces de l’auteur de Windowlicker. Car les complaintes harmonieuses de cet ovni sont ici éparpillées, mais toujours bien dirigées, comme autant de flèches enflammées. Manchurian candy frappe un sceau qui fait déborder singulièrement une IDM tordue émergeant d’un PC bouffi de pulsations et de craquements qui atteignent toujours le centre des cibles d’un cirque constellé d’astres clignotants (Mogood, Fly it away) et de poupées gonflables médusées (Doll shape automaton). Mais Utabi, c’est aussi un clin d’oeil vers la pop music made in MTV version « fucked », le glamour des voix R&B qui se faufilent entre les bits de laptops déformés (par les concerts enragés), sans malgré tout tomber dans le plunderphonic de base. Comme en atteste l’exquis Yorange peel, où les voix d’une jeune fille (in)connue se font cutter par des mains prestes qui l’entraînent musarder sur des cadences fractionnées au rasoir de luxe. Les samples sont maîtrisés, les mélodies sont exquises et souvent nappées de chantilly digitale… Et comme pour encore plus désorienter l’auditeur, les comptines se défilent de temps à autre dans des maelströms narcotiques qui ressemblent souvent à des cornes de jouvences chantantes (Wave Ladder, Set her Eyes Xochipilli…). Il y a beaucoup de matière(s) dans la musique de ce nippon furieux… Des références qui vont du jazzman Grant Green aux compatriotes Yan Tomita ou Cosmic Invention, soit une palette musicale très large.

Interrogé récemment lors d’un concert qui accueillait des artistes et labels cousins (Skyfish de l’écurie jumelle et prolifique 19-t, Jo Apps de la maison Tigerbeat 6, The Doubtful Guest de chez Seed Records), les frères Utabi déclaraient vouloir continuer « à sortir des disques hybrides, qu’il s’agisse de pop ou de broken beats, du moment qu’on peut y trouver de la joie et du plaisir. Nous écoutons et voulons faire du métal, du hard rock, du hip-hop, tout ce qui nous plait… ». On espère qu’ils prolongeront leurs désirs et surtout, on surveillera le label Adaadat et ses sorties audacieuses, qui n’ont assurément pas fini de nous déconcerter.