Depuis Keshou To Heitai (2000), Tujiko Noriko, âme libre, façonne et modélise les splendeurs immatérielles, jouant le rôle de médium décomplexé entre le beau et la musique. A l’intérieur de sa bulle synthétique, Noriko se montre volontiers ingénue, espiègle, affranchie des hiérarchies tonales ; sa musique évolue dans un habitacle hors du temps où cohabitent poésie du laptop, vocalises nostalgiques, bruits anxiogènes et longues plages déphasées. Ce côté touche-à-tout trouve écho dans la multiplicité de ses activités, allant de la performance théâtrale à la réalisation de films. On ne s’étonnera donc pas que My Ghost Comes Back réunisse storytelling et expression musicale dans une même quête de paysages méditatifs et romantiques. A l’aube de la quarantaine, Noriko s’épanouit avec toujours plus de grâce et d’élégance. L’éparpillement de ses premières chansons, qui conjuguait electronica chaotique et pop feutrée, se resserre ici sur un lyrisme sobre et sans emphase. Bijou de mélancolie raffinée, My Ghost Comes Back est le miracle de l’hiver approchant.

 

Chro_ Ton précédent album en tant que Tujiko Noriko, Solo, date de 2007. Qu’as-tu fait entre temps ?

Tujiko Noriko_ Oh, j’étais occupée par l’amour et par des trucs de famille. Comme je ne devais pas aller travailler dans un bureau au quotidien, je n’organisais pas très bien mon temps. Je ne pouvais pas m’interdire telle ou telle activité sous prétexte qu’il fallait que je travaille. Malgré tout, j’ai sorti des albums collaboratifs : U avec Lawrence English et John Chantler, GYU avec Tyme., East Facing Balcony avec Takemura Nobukazu, plusieurs albums avec le groupe japonais Vampillia, etc. Et un disque de remixes, Trust. J’ai également réalisé un film, Sun, et j’ai écrit deux scénarios et demi. L’un d’entre eux a été tourné l’année dernière avec Joji Koyama (connu sous l’alias Woof Wan-Bau, il a notamment réalisé les clips Friend of the Night de Mogwai, Sleep, Eat Food, Have Visions de Four Tet ou Whistle and a Prayer de Coldcut, tous empreints d’un ludisme artisanal et particulièrement perchés, NDLR), nous devons en achever le montage. Et maintenant, dans quelques jours, je suppose que je vais donner naissance à mon fils !

Malgré la pluralité de tes activités, tu restes donc proche de la musique avant tout. Comment es-tu devenue musicienne ?

À la base, même si je ne peux pas dire que j’en étais fan, j’appréciais la musique. Et j’aimais aussi chanter. Je pense comprendre la musique envers laquelle j’éprouve de la sympathie, de la même manière que je pense comprendre mon chat. Et, vice-versa, j’ai l’impression que la musique me comprend aussi. Puis, en dérivant naturellement, je me suis retrouvée là où je suis maintenant. Je ne sais pas si c’est une bonne chose !

Je pense comprendre la musique envers laquelle j’éprouve de la sympathie, de la même manière que je pense comprendre mon chat. Et, vice-versa, j’ai l’impression que la musique me comprend aussi.

Quel est ce fantôme qui hante ton nouvel album, My Ghost Comes Back ?

My Ghost Comes Back est un album thématique. Il se déroule pendant l’O-bon japonais, une période – aux alentours du 15 août – durant laquelle nous pouvons rencontrer des morts qui reviennent sous différentes apparences. Par exemple, au Japon, il est tout à fait normal de dire : «Il y a deux ans, durant l’O-bon, j’ai croisé un serpent blanc à l’entrée de la maison de mes grands-parents. C’était peut-être mon défunt grand-père». Quoi qu’il en soit, bien que l’O-bon comporte un festival, sa propre musique traditionnelle et sa propre danse, cet album ne vise pas du tout à recouper la tradition japonaise.

Je suis simplement partie d’une petite série d’images qui ont déclenché l’album tout entier. Une femme a rendez-vous avec son défunt mari. Le temps a passé mais elle est encore jeune. Elle s’habille élégamment, exhume de son placard une robe d’un temps révolu, chausse des talons hauts et marche vers la plage. Une belle plage, au sable blanc. Il n’y a pas beaucoup de monde. Elle attend son mari décédé pendant un long, très long moment, exposée au vent qui souffle. Sa jupe ruisselle, elle est très heureuse. La plage est maintenant déserte, la jeune femme est seule, le soleil se couche. Et le mari apparait peut-être. Ou est apparu. Peut-être que non, peut-être que si. Mais tout est si clair, pour elle, comme si elle pouvait toucher l’amour, comme si elle pouvait toucher tout ce qui est invisible, au centre de cette plage mystérieuse.

Crois-tu qu’il y ait une vie après la mort ?

Pas vraiment. Mais je crois en mon incertitude – comment pourrais-je m’en assurer ?! Et qu’il existe une forme de mémoire collective.

Dans la tradition shintoïste, kotodama désigne la croyance selon laquelle une puissance spirituelle est contenue dans les mots. A quoi penses-tu lorsque tu écris Anata no kotodama ga («Ton kotodama») dans le morceau Through the train ?

C’est simplement un jeu de mot. J’ai écrit «kotodama» en association avec will o’ the wisp, le feu follet, qui se dit «hinotama» en japonais (Will o’ the wisp, shot, field of fire / Anata no kotodama ga). Pour le reste, en dehors du blabla shinto je crois que les mots portent une âme, lorsqu’ils sont prononcés par quelqu’un.

Peux-tu me parler de l’habillage visuel et des photographies qui accompagnent My Ghost Comes Back ? Dans tes précédents albums solo, l’aspect graphique se montrait plus espiègle, pop et do it yourself. Ici, le climat est doux et méditatif.

J’étais dans un état d’esprit romantique, en réalisant cet album. Quant aux photographies (de Chloé Fabre, NDLR), elles sont liées au sujet de l’album, bien que je ne me sois pas rendue à la plage. Ces images illustrent également d’autres morceaux qui ne sont pas présents sur le disque car, en réalité, My Ghost Comes Back a été divisé en deux. L’album devenait trop long, il contenait trop de pistes. D’une certaine manière, donc, ma vision du projet et les images que j’ai en tête dépassent cet album. J’achèverai la suite… la part two, prochainement.

My Ghost Comes Back nous plonge dans un bain de sentiments intimes. À quoi ressemble la relation amoureuse parfaite, pour toi ?

Je ne m’intéresse pas et je n’ai même jamais pensé à ce qu’est une «relation amoureuse parfaite». Du coup, cela me demanderait trop d’efforts et de temps pour en trouver la définition… Je n’ai pas du tout envie de faire ce devoir ! Et puis, surtout, je dois dire que le simple fait de penser à l’idée de perfection me donne froid dans le dos.

Le simple fait de penser à l’idée de perfection me donne froid dans le dos.

Justement, j’aime comparer ton travail au concept esthétique japonais du wabi-sabi, qui consiste à embrasser la brièveté et l’incomplétude des choses. On peut résumer cette forme de beauté en une phrase : «Rien ne dure, rien n’est achevé et rien n’est parfait». À ce titre, je trouve ton nouvel album mélancolique, asymétrique, sobre mais rempli de beauté et d’un grand sentiment de plénitude.

Je trouve cette phrase relaxante. Si, à l’inverse, tout devait durer, s’achever et être parfait… Non, ce serait bien trop stressant ! Ça me donne envie de m’échapper !

Entendre que mon travail est «asymétrique, sobre mais beau» me rend heureuse. Et je suis d’accord avec toi, quand tu dis que l’album est mélancolique et rempli de plénitude. Quant au concept de wabi-sabi, je n’y connais pas grand chose mais la plénitude doit en être assez éloignée ! Quoi qu’il en soit, je pense que l’idée d’asymétrie est liée à la beauté traditionnelle japonaise. Regarde tous ces jardins japonais. Ensuite, regarde tous ces jardins français symétriques ! Les deux me plaisent mais j’éprouve une profonde sympathie pour l’asymétrie, de manière naturelle.

En parlant de beauté… Qu’est-ce qu’une belle chanson, pour toi ?

Oh, la beauté. Tout ce qui est beau m’intéresse. Les belles choses sont tellement agréables. Goodness. Quant à une belle chanson… elle l’est à chaque instant, chaque portion, et dépasse peut-être même notre conception parcellaire du temps. À mon sens, du moins, la beauté musicale nous transcende, elle n’appartient à personne. Elle est indépendante, comme la lumière, comme l’air : c’est une beauté à découvrir.

La beauté musicale nous transcende, elle n’appartient à personne.

L’une des élégances de ton album est d’être homogène, très cohérent. Comme si, piste après piste, tu récupérais les mêmes matériaux pour construire une toute nouvelle manière d’exprimer tes émotions.

C’est agréable de l’entendre, bien que ce ne soit pas un processus conscient. J’aime les choses répétitives.

Parmi ces matériaux, s’il y en a bien un qui colore l’album, c’est la mandoline, magnifique et très touchante. Que penses-tu de cet instrument ?

Oh… J’aime les mandolines, je les trouve romantiques ! Lorsque j’étais au collège, nous avions un club entièrement dédié à cet instrument (les élèves japonais doivent choisir un club d’activité à la rentrée, comme une sorte de loisir obligatoire, NDLR). Par chance, mon école possédait énormément d’instruments de musique en tous genres, y compris, étrangement – … est-ce étrange ? –, des tas de mandolines ! Moi, je m’intéressais plutôt aux sports donc je ne participais pas au «mandolin club», évidemment, mais j’avais l’immense privilège de pouvoir écouter des sons de mandoline par-ci par là, dans l’école. Et vraiment, j’adorais ça ! Ça me rendait romantique… Et puis je trouve ça un peu marrant, aussi, les sons de mandoline. Par exemple, quand j’entends une mandoline suave dans la bande son d’un film, parfois, ça me fait rire. De bon coeur !

Sur quoi as-tu craqué, récemment ? Un film, un livre ou un album, par exemple ?

Mon dernier crush en date, c’est un chat. Un jour, cet élégant petit chat blanc (et sourd) s’est mis à me suivre. À présent, je vis avec lui. Dans un monde si paisible et si silencieux.

Te sens-tu proche de certains musiciens ? Personnellement, j’ai l’impression que certaines jeunes artistes de (laptop) pop expérimentale à géométrie variable, telles que Kyoka (voir notre portrait dans Chro n°9) ou Holly Herndon, spécialisées dans la sculpture de matière sonore et l’utilisation créative des voix, pourraient compter parmi tes petites soeurs spirituelles.

J’ai rencontré Kyoka lors d’un événement musical auquel nous avons participé toutes les deux (l’année dernière au club MANIER de Kanazawa, la ville d’origine de Kyoka, NDLR) et j’ai écouté sa musique. Elle est super mais je ne la considère pas comme ma petite soeur spirituelle. Après avoir rapidement écouté Holly Herndon sur Spotify, le son est intéressant mais je ne trouve pas qu’elle soit ma petite soeur non plus. J’aime et je respecte énormément d’artistes musicaux, mais je n’en ai trouvé aucun dont je me sente suffisamment proche pour le (ou la) considérer comme un frère (ou une soeur), jusqu’à présent. J’aimerais bien. Peut-être que ça viendra, à l’avenir.

Quels sont tes prochains projets ?

Côté boulot, je travaille sur le film avec Joji Koyama dont je t’ai parlé tout à l’heure. En dehors de la «seconde partie» de My Ghost Comes Back, aussi, je voudrais réaliser un album en tant que groupe avec Maxwell August Croy (gérant du label californien Root Strata qui s’illustre brillamment dans le drone, NDLR)… mais comme nous sommes désespérément lents, peut-être que ça ne fonctionnera pas. J’ai également envoyé huit ou neuf pistes à Aoki Takamasa, il y a un certain temps. Nous avons décidé de créer un album appelé 38, pour nos 38 ans, comme nous avions réalisé 28 il y a dix ans, lorsque nous en avions 28. Mais il semble occupé ! Eh bien, voilà beaucoup de choses à faire.

Je vais également lancer une campagne Indiegogo, pour financer les coûts de production de My Ghost Comes Back que je dois encore payer – et pour terminer la seconde partie, aussi, naturellement ! Je suis en train de réaliser plein de contreparties originales, exclusivement dédiées aux contributeurs de cette campagne : un album secret, un DVD de karaoké, des culottes et des T-shirts faits main, un livre de poèmes, un concert par téléphone, un concert privé, des sonneries pour mobile, etc. Je vais être occupée, donc !