Tristan Murail sait tromper son monde. Qu’il compose pour un, quatre ou six instruments, il parvient à produire l’illusion d’une « autre musique » tout à fait inattendue. A croire que, reprenant la pensée de Vladimir Jankélévitch, faire acte de création chez Murail, c’est « faire comme si les choses n’allaient pas de soi ».

La réédition de cet enregistrement emblématique de 1991 permet aujourd’hui à un large public de découvrir son œuvre dans sa pluralité : trois opus composés entre 1977 et 1990, se reconnaissant tous dans le mouvement dit « spectral ». Le compositeur n’a ici plus la charge de composer avec les sons de l’extérieur, en manipulant des notes, mais de s’appuyer -comme le définit Christian Leblé- sur « l’analyse du son, l’empilement de ses harmoniques, de leur manifestations variables dans le temps, pour constituer un nouvel univers ».

Territoires de l’oubli, pour piano solo de 1977 a été écrit pour son ami pianiste et compositeur Michael Levinas. Cette immense fresque pianistique représente, par sa durée, ses combinaisons multiples ou l’utilisation systématique de la pédale, un véritable monument du piano contemporain. Tristan Murail et Michael Levinas se sont connus alors qu’ils étaient étudiants au conservatoire. Ils créent en 1973 l’ensemble Itinéraire, mouvement né dans la classe de Messiaen, inspiré aussi- par la découverte tardive de la pensée de Giacinto Scelsi. Territoires de l’oubli est une musique de l’oscillation, de l’ondulation, du scintillement, un parcours sonore qui s’irise de couleurs inconnues. Cette œuvre figure, avec des moyens strictement acoustiques, les idées exploitées la même année par le collectif de recherche instrumentale et de synthèse sonore (CRISS). Son manifeste, de la main de Murail, d’Hugues Dufourt et d’Alain Bancquart, est édifiant : « le son électrique ne connaît pas de limitation de registre, de rapidité ni d’articulation, d’intensité ou de durée. » Murail (comme les autres spectraux) entrecroise des paramètres musicaux jugés naguère irréductibles (timbre, harmonie, hauteur…).

Allégories pour 6 instruments et dispositif de synthèse (1990) illustre parfaitement cette profession de foi. Dans le prolongement de Désintégration (1982) pour ensemble et bande, Allégories mixe des instruments à vent et à cordes avec un dispositif électronique élaboré à l’IRCAM. A l’écoute, on a du mal à repérer les rôles respectifs de l’électronique et des instruments acoustiques. L’utilisation de l’environnement informatique « Max » permet en effet de lier en temps réel toutes les sources sonores avec souplesse.
Enfin, Processus pour quatre instruments -et quatre mouvements- joue sur la distorsion, la lecture d’un même objet sous divers angles. Murail a pensé à la série des Cathédrales de Rouen de Claude Monet pour écrire Lumière du matin, lumière de la pluie, lumière du midi et lumière du soir. Le résultat sonore de cette musique est absolument superbe et mérite à lui seul l’achat du CD.

Dominique My, à la tête des instrumentistes de son ensemble FA, fait preuve d’une parfaite maîtrise de la partition. Malheureusement, lorsqu’elle affronte elle-même Territoires de l’oubli au piano, son jeu n’a pas les fulgurances de celui de Levinas et certains détails de la partition semblent gommés par son approche prudente. Cela ne devrait pas l’obliger, comme c’est le cas actuellement, à rester éloignée du clavier. Cet album reste tout de même, dix ans plus tard, l’un des plus intéressants de la discographie de Murail.

Ensemble Fa, Dominique My, piano et direction. Enregistré au studio Blanqui les 20 et 21 décembre 1989.