Si au début de sa carrière -il y a 25 ans de cela- Tom Waits sortait un disque par an avec la régularité d’un métronome, le rythme s’est un peu ralenti durant la décennie suivante, pour carrément s’enrayer pendant les années 90. Rien de frais à se mettre sous l’oreille depuis des lustres, à se demander si Tom n’était pas victime d’une panne d’inspiration subite. Aujourd’hui, Mule variations, bien calé sur la platine, on se fiche de savoir où était passée sa muse, puisque la garce capricieuse a fini par repointer son museau. Sur la première moitié de l’album, elle a entraîné papy Waits dans le Delta du Mississippi, se replonger au source du blues. En écoutant Lowside of the road ou Hold on, on imagine parfaitement ce vieux faune narguer les alligators, les deux pieds enfoncés dans la boue du bayou, leur jouant une sérénade abrasive qui tirera aux sales bêtes d’authentiques larmes pour une fois.

Car, non seulement le sieur Waits sait composer un blues techniquement parlant, l’interpréter comme peu le peuvent d’une voix sculptée au papier de verre, à la nicotine et au mauvais whisky, mais surtout, il transmet merveilleusement bien l’état d’esprit du style musical en question. Se met, si besoin est, dans la peau d’un vieux noir du Delta pour chanter, transformant son timbre unique par une mystérieuse alchimie. S’acharne sur sa guitare pour en tirer des sonorités métalliques et dépouillées à la Captain Beefheart. Emploie le vocabulaire bluesesque qu’on craignait tombé en désuétude. Pour preuve de sa maîtrise du genre, un couplet de House where nobody lives suffit pour sentir sa gorge se nouer, lorsque Tom Waits chante de déchirantes évidences comme « sans amour, une maison n’est rien d’autre qu’une coquille inhabitée », le tout dans une ambiance glauque de précuite et fin de soirée dans un bouge bancal. Durant la deuxième partie de l’album, Tom Waits embarque son public au cabaret. S’y bousculent Kurt Weill et ses complaintes d’ivrognes, mais aussi Nick Cave et ses fantômes. Là aussi, les morceaux fleurent bon la justesse dans la discordance, le piano se la joue bastringue, les mélodies sont martelées de batterie-casserole et l’on entend parfois le son aigrelet d’un banjo. Waits cabotine bien un brin, frôlant parfois l’auto-parodie quand il cherche à trop forcer le trait, mais les chansons s’enchaînent, presque aussi familières que des standards, fortes en gueule, refusant de devenir bruit de fond sur le lecteur laser. On imagine à peine ce que cet album donnerait avec le son plus épais et moins policé du vinyle…