A la suite du succès remporté par le fils depuis son décès brutal en 1997, on ressort du grenier les finesse vocales et mélodiques du père, en se disant que, sans doute, le public accrochera. Alors, en voyant tomber dans nos bacs cette compilation, on flaire, légitimement, l’idée soigneusement repeinte d’un marketing clinquant. Mais à y regarder de plus près, il s’agit là d’une anthologie tout à fait honorable, épousant avec brio les contours pourtant particulièrement flous d’un artiste qui, largement boudé de son vivant, avait grand besoin d’un dépoussiérage, et ses notes intelligentes, d’une reconnaissance méritée. Laissons donc de côté nos idées médisantes pour s’attacher à ces accords grinçants, qui se plaisaient en leur temps à rompre les barrières qui cloisonnaient alors les styles.

Tim Buckley, compositeur de génie disparu brutalement à l’âge de 28 ans, est resté tapi durant sa brève carrière, dans une ombre épaisse, produisant entre 1967 et 1975, une pléthore de titres aux accents folk-jazz, à l’attention d’un public d’aficionados restreint, lui-même considérant que sa musique était « une émotion trop personnelle pour être vendue ». Et du coup, s’appliquant à ne faire aucune concession commerciale, errant de labels en clubs avant de se fixer chez Elektra, Tim Buckley va s’aventurer là ou bien peu se sont risqués, expérimentant tantôt la liberté rythmique du jazz, tantôt des mixtures inédites de folk et de rock, faisant dans les derniers mois de sa vie quelques incursions remarquées vers un funk brillant, lourdement influencé par le groove de la famille Stone (il fut un temps chauffeur de Sly Stone).

Tiré de l’album Goodbye and hello (1967), premier opus qui fit résonner son timbre cristallin aux oreilles de ses contemporains, Morning glory fera ici office de titre étrangement évocateur d’une période des plus aventureuses, comme un résumé de ces années sombres passées à se faire un nom dans quelques clubs new-yorkais (parfois aux côtés de Nico, Tim Hardin et… John Cale), sous la houlette du très excentrique Herb Cohen, alors manager de Frank Zappa. De cette période méconnue, l’anthologie a retenu quelques perles, dont l’inquiétant Song slowly song (1966), ainsi que plusieurs titres de ce même Goodbye and hello, qui avait en son temps subjugué George Harrison. Alors accompagné d’une excellente formation (Lee Underwood et Jim Fielder), il y emprunte au jazz ses ruptures de tempo, pendant musical de ses vocalises des plus décousues (cinq octaves), et dont la plus parfaite illustration transparaît ici sur le titre Goodbye and hello. Sur lequel s’entrechoquent la finesse de sa voix et des orchestrations de cordes tantôt douces et tantôt féroces, rompant le tempo là ou bon leur semblent pour projeter le morceau dans une perpétuelle mutation. Suivent, toujours issus de cet album, le hargneux Pleasant street ou encore No man can find the war et son orchestration dépouillée. Et puis, pénétrant des tréfonds sinueux toujours plus difficiles d’accès, s’éloignant des formats classiques de la chanson, résonnent, comme un écho au folk-jazz des périodes Blue afternoon (1969) et Lorca (1970), I’ve had a talk with my woman et I must have been blind. De l’époque Starsailor, largement influencée par John Coltrane, trônent ici Moulin Rouge, chanté en partie en français avec un accent d’une rondeur qui fait sourire, le pulsionnel Monterey aux dissonances vocales schizophréniques et le célèbre Song to the siren.

Au final, cette anthologie ne laisse que peu de choses de côté, et si l’on regrette que la production ait passé sous silence les élucubrations funky de Look at the fool, Morning glory fait la part belle au style vocal exceptionnel de ce chanteur dont la voix surprend encore à bien des égards sur des titres comme Buzzin’ fly ou, encore, Goodbye and hello. A titre posthume, la beauté rêveuse de sa voix et la virtuosité de sa composition ont fait de Tim Buckley un classique, résumé ici en une trentaine de titres.