Fourmis de pizzicati à droite, americana chromée à l’azote à gauche, a priori, rien à voir. En vérité, toutes les vérités essentielles de la musique américaine ici : deux très grands songwriters sortent ensemble sur le très sérieux Nonesuch (label phare des minimalistes Reich, Glass, Adams…) leur collection pour l’été, à un moment décisif de leur carrière (juste après la reconnaissance et la grande opera), et sortent deux très grands disques en faisant la mine du pas de travers.

D’abord Stephen Merritt, ex-gloire indie au cent mille projets (The 6ths, the Goth Archies, Future Bible Heroes), dandy homo littéraire, façon Salinger-Barth-Roth, passé en un éclair et quand même 69 chansons d’amour d’un coup (la triple somme 69 love songs) à celui de génie pop (ce qu’il est) recentre tout : 14 chansons, 40 minutes, un I (je) de titre en forme de trompe-l’oeil. A part ça, logo, instrumentations minimales, références, rien n’a changé, ou presque. Charles Newman produit et enrobe chaque coup de boite à rythme, chaque frottis du violoncelle de Claudia Gonson, chaque riff de mandoline, d’une merveille de sucre sonore, mais, on le sait, les boites à rythme, les frottis de violoncelle et les riffs de mandoline sont les mêmes depuis le début ; comme sur 69 love songs, on trouve moins d’electropop de chambre, moins de Randy Newman et d’OMD, que sur les séminaux Holidays et Get lost, plus de folk, et toujours autant de sautes d’humeur, opérette, ballades bucoliques, pop-songs léthargiques, valses electropop acoustique ; enfin, et le disque aurait pu s’appeler 14 more love songs, c’est toujours les mêmes histoires d’histoires ratées, de disparitions, d’engueulades qui tournent mal, de terribles déceptions, les mêmes histoires de complexes de petits gros, d’auto persuasion pathétique, traitées sur le formidable mode de l’ironie glacée, du décalage instantané, de tous ces géniaux petits universitaires friqués qui hantent les romans de John Barth (The Floating opera, Giles goat-boy, Lost in the funhouse) et des premiers romans de Philip Roth, donc. Court exemple sur le succédané I wish I had an evil twin : « J’aimerais avoir un jumeau maléfique, qui se baladerait partout, se taperait tout ce qui bouge, un jumeau très mauvais (…) qui volerait et qui mentirait, qui puerait le sex-appeal… ». Les « je » de Stephen Merritt sont toujours autres, mais ce sont certainement les personnages les plus passionnants qui habitent la pop contemporaine, et ce nouveau I est un pas de travers fabuleux.

Ensuite, il y a le cas Jeff Tweedy. Abandonné par ses acolytes des débuts, l’ancien wonder kid de l’alt country, élevé au punk et à Woody Guthrie, au rock FM et au Velvet Underground, se refait depuis la bible country pop Summerteeth une santé indépendante. Pour ça il a perdu son label, son groupe, sa dollar credibility : plus bankable pour un sou, il a sauvé son âme, et son talent. On a beaucoup ergoté sur l’influence de Jim O’Rourke sur le grand saut dans l’inconnu de Wilco, ancienne usine FM devenue espace de liberté ; c’est mal comprendre son rôle de surligneur dans l’affaire, et surtout l’exigence perpétuelle et presque suicidaire de Tweedy, redneck qui cherche, qui cherche (le deuxième et double Being there, ou l’impossible noce de Tom Petty et Sonic Youth). Après le grand disque de la rupture définitive avec le passé (Yankee hotel foxtrot, garanti premier chef-d’oeuvre pop du millénaire), et des jolies simagrées récréatives avec Loose Fur, voici donc le premier vrai édifice à émerger de la poussière. Un recentrage, également, A Ghost is born mise tout sur trois fois rien : la guitare lead de Tweedy, une instrumentation sobre comme sur un disque de The Band (piano, batterie, guitare), quelques bizarreries soniques pas vraiment indispensables (un kraut heavy folk secondaire et une ballade qui se transforme en désert magnétique), le tout surligné, donc, de la plus belle des manière du monde par un O’Rourke fantomatique en diable. Un recentrage risqué après l’exubérance du précédent, mais qui permet de revenir à l’essentiel, soit l’un des songwritings pop-folk les plus précieux du monde : on ne compte pas les pépites (Hummingbird, I’m a wheel, Company in my back) sur les disques de Wilco, puisque d’une semaine à l’autre, les pépites changent de place. Long en bouche, instantanément classique et simultanément éminemment moderne, A Ghost is born regarde la postérité droit dans les yeux, comme peu peuvent se le permettre, sans rougir une seconde. Comme quoi, des fois, les pas de côté sont plus judicieux que les envolées de trapèze.