Stephin Merritt, l’homme qui se cache derrière The Magnetic Fields, est responsable d’un des projets les plus invraisemblables de l’année : un triple album thématique sur l’amour. C’est dans un piano-bar gay de Manhattan que Stephin Merritt a eu l’idée de 69 love songs. Il a tenu ce nouveau pari mais, au-delà de l’astuce du titre qui pourrait laisser penser à un gag, il faut reconnaître que cet album fait figure d’ovni dans un monde de la pop ayant perdu tout sens de la démesure. Certes, les triples albums rappellent inévitablement les pires heures des années 70, où les Pink Floyd et autres Yes n’hésitaient pas à étaler leur prétention sur plusieurs volumes. Or, ici, point de boursouflures autosuffisantes : Stephin Merritt parvient à présenter 3 x 33 chansons, plus ou moins au format 2 minutes, sans jamais mollir. Pour ce faire, il renouvelle sans cesse les climats et les formes en filant les métaphores autour de son sujet imposé. Dès l’ouverture, avec l’impeccable Absolutely cuckoo, on sent Stephin Merritt prêt à décliner l’ensemble des sentiments confus de la galaxie amoureuse. Il prendra son temps et, dans son inventaire, il sera bien entendu question de filles mais également de cactus, de vélos, de guitares et tant d’autres choses avant d’approcher Eros. C’est ainsi qu’entre autres confidences, il nous avoue, troublé, que « son cœur se met à courir comme un poulet dont on a coupé la tête » (A Chicken with it’s head cut off) ou qu’il malmène le linguiste Saussure au point de le tuer à l’issue d’une discussion sur l’amour (The Death of Ferdinand de Saussure). Comme dans les albums précédents, The Magnetic Fields réinvente un son et une esthétique assez eighties. L’économie de moyens qui prévaut dans son home studio fait que les disques des Magnetic Fields sont reconnaissables entre tous. Même s’il ne joue pas la carte du pastiche à la Ween, 69 love songs peut occasionner des réminiscences d’une autre époque : sur le tubesque Let’s pretend we’re bunny rabbits ce sont les Orchestral Manœuvres In The Dark d’Enola Gay, plus tard, c’est Fido, your leash is too long qui sonne comme l’entêtant Pop corn, qui faisait danser les parents dans le camping. A d’autres moments, on aperçoit Marc Almond au détour de Parades go by ou les Walker Brothers sur Promises of eternity et c’est une sorte de Lee Hazelwood synthétique qui officie sur I don’t want to get over you. Toutefois, l’album prend par surprise avec quelques ambiances celtiques assez anachroniques pour un Américain, tel cet Abigail, Belle of Kilroan, ou deux bizarreries comme ce I shatter paralysé au vocoder par une voix antique de robot, ou le très justement nommé Experimental music love.

Finalement, les chansons des Magnetic Fields donnent souvent l’impression d’avoir été là de tout temps, à l’instar des classiques créés aux grandes heures de la chanson populaire américaine. Ces chansons partagent la même évidence, le même classicisme que celles de Cole Porter, Hank Williams ou Woody Guthrie. D’ailleurs, Stephin Merritt n’est pas sans rappeler Pete Seeger lorsqu’il s’accompagne d’un simple banjo sur The One you really love ou d’autres titres dépouillés. On se dit que, interprétées par d’autres, sous une forme plus normalisée, les chansons de 69 love songs feraient les beaux jours d’un Top 69. Là où d’autres sortent poussivement douze titres tous les deux ou trois ans, le génie créatif de Stephin Merritt semble ne pas connaître de limite. Ce stakhanovisme évoque The Mountain Goats ou Daniel Johnston, qui marient quantité et qualité. D’ailleurs, The Luckiest Guy on the Lower East Side est sans doute la plus belle chanson pop classique depuis le Speeding motorcycle de Daniel Johnston, où les tourments adolescents rimaient déjà avec les bicyclettes et les candy girls… La prodigalité le rendant généreux, Stephin Merritt laisse aux autres le soin d’interpréter ses chansons et c’est peut-être la grande nouveauté sur cet album. La multiplication des intervenants est sans doute ce qui permet d’éviter la lassitude qui pourrait poindre au bout de trois heures de musique. Les choix d’interprète sont assez judicieux : qui mieux que Shirley Simms aurait pu faire passer le fragile Boa constrictor ? Qui mieux que LD Beghtol pouvait faire la précieuse ridicule sur We are the King of the Boudoir ? Stephin Merritt avait d’ailleurs imaginé 69 love songs comme un show permanent avant d’en faire un disque. Il avait pensé qu’une brochette de chanteurs aurait pu se relayer pour interpréter ce spectacle-fleuve. Ce projet n’a pas abouti mais, aujourd’hui, ce triple CD fait figure d’exemple, dans un contexte assez morose. Qui plus est, Stephin Merritt a sans doute trouvé la réponse à ses angoisses comme en témoigne Underwear où, sentencieux, il résume le propos de l’album dans la langue de Molière : « La mort, c’est la mort / Mais l’amour, c’est l’amour / La mort, c’est seulement la mort / Mais l’amour c’est l’amour. »