Parmi les splendides trios à cordes qui ont fleuri dans le contexte de l’improvisation libre (du Kent Carter String Trio à Burgener/Phillips/Schütz), celui-ci se distingue par la présence, auprès de violons et altos orthodoxes, de cousins rares qui ne se montrèrent jadis qu’au music hall, dans les rues, les studios d’enregistrement, et que l’on a plus de chance aujourd’hui de trouver au musée. Les violons Stroh (du nom de leur inventeur), brevetés en 1899, se signalaient par l’absence de caisse de résonance, remplacée par un cornet muni d’un diaphragme adapté au manche de l’instrument. Ces monstres hybrides issus de la rencontre d’un violon et d’un gramophone dans un cerveau ingénieux possèdent une phénoménale puissance acoustique. Sa version monocorde, dite « japonaise », et un violinofon de Transylvanie (croisement d’un violon et d’un sousaphone), complètent cette batterie de cordes qui auraient moins surpris nos grands-parents que nous-mêmes.

Mais l’essentiel est ailleurs. Tout au long des onze improvisations qui conclurent les activités de la légendaire Cuisine berlinoise (Die Küche) avant fermeture définitive des portes, de pièces courtes en longue suite, le sens de l’agencement spontané des voix, de leur registration, de l’utilisation des timbres, du plus acide sul ponticello à d’opulents ronflements graves, la science architecturale dont font preuve nos trois comparses est une jouissance de tous instants. La forme s’invente dans le geste sans passer à l’abstraction parce qu’à celui-ci adhère toujours une fonction musicale prise dans la continuité d’une longue histoire. On repèrera dans ces « dépôts de savoirs et de techniques » tout ce qui s’actualise ici de siècles de réflexion sur les équilibres à trois archets. Zero grad nous happe d’emblée dans un tissu serré où les voix au phrasé parfaitement dirigé demeurent pourtant toujours identifiables. Une texture qui, détendue, le cède au tressage, à l’arabesque, à l’entrelacs, toutes figures d’un enlacement continu que soutient, porte ou ponctue une basse oscillant comme le fléau d’une balance entre ses deux plateaux. Un axe, souvent, définit une symétrie implicite qui déploie de part et d’autre comme les ailes d’un papillon, chamarrées, vibrantes, ocellées de pizz crépitants, zébrées de glissandi aux grains variés selon les instruments, de la soie qu’on déchire au crissement le plus grenu. Jamais on ne se perd dans ces constructions assez clairement élaborées pour qu’on dégage, dans l’après-coup, les contours d’une suite -ainsi qu’on le disait au grand siècle- dont les panneaux s’enchaînent, chevillés (Polar ear) ; une improvisation complexe mobilisant, sous divers travestis, tout l’héritage des traditions classiques comme du reel ou de la musique des hardinger norvégiens (Shiver me timbres) ; un « mouvement » de deux lignes fuyantes, glissant l’une sur l’autre, aimantées en une version contemporaine du motet médiéval (Konstanze’s kühlschrank). Le courant d’énergie libre qui emporte ces constructions spontanées dans un vaste mouvement d’expansion atteste la force accumulée qui explose ici dans un geste collectif sûr et sans sévérité.

Aleks Kolkowski (vl, alt, Stroh vl), Jon Rose (vl, tenor vl, Stroh one string fiddle, violinofon), Matthias Bauer (b). Berlin, Live à Die Küche, 25/05/2000.