Dans les longs-métrages Disney, les scénaristes ciblent désormais autant les gamins que leurs parents : les gags scato (grosse inflation de prouts dans ces productions, depuis une dizaine d’années) côtoient l’humour à la Didier Bourdon, celui qui fustige avec goguenardise les prêts à taux réduit ou les frais prohibitifs des notaires. Il en va de même pour 1989, le nouvel album de Taylor Swift, coqueluche WASP qui, avec ce disque, tente un coup. Star de la country, à l’audience fatalement (mais relativement) restreinte au public US, elle a voulu faire de 1989 son propre tank pop, à l’assaut du mainstream mondial, de Miley Cyrus ou de Beyoncé. En une semaine, elle en a vendu 1,3 millions, rien qu’aux Etats-Unis. Un coup réussi, donc. La question est de savoir comment elle s’y est pris.

Il ne s’agit pas de juger de la qualité musicale de ce disque. Il est bien plus pertinent de l’aborder comme un signe des temps. Il faut bien concéder qu’au-delà du bon ou du mauvais, 1989 est parfait, comme le serait une fembot ou un nouvel Ipod. 1989 est conçu comme une machine de guerre dans l’entertainment mondial (le label de Swift s’appelle Big Machine Records : doit-on s’étonner ?). Rien n’y est laissé au hasard. Déjà, pour asseoir sa crédibilité, Taylor Swift partait avec un avantage : elle bénéficie du crédit qu’un artiste récolte quand il compose lui-même ses chansons. A ses détracteurs, qui ne manqueront pas de la transformer en clone de clone de chanteuse pop US, on opposera : non, Taylor Swift est une songwriter. Encore fallait-il le faire savoir au plus grand nombre possible. C’est chose faite : Taylor Swift délivre elle-même une masterclass de composition dans la version deluxe de son album.

Mais si le statut d’artiste respectable suffisait pour s’assurer un succès monstrueux, on le saurait. Taylor Swift semble d’être entourée d’une équipe de pros du tube (à commencer par Max Martin et Shellback, deux producteurs de Britney Spears), une A-Team aussi nombreuse que l’équipe technique d’un blockbuster. Et l’on imagine bien cette cohue d’experts travailler au moindre détail pour accéder au satisfecit de la mégastar en devenir. L’un d’entre eux a-t-il découvert que certains auditeurs (des gens qu’on appellerait « indie ») réagissent positivement à une référence new wave facilement reconnaissable ? À la bonne heure : ils auront droit, dans « I Wish You Would », au son de batterie de « Drive Me Crazy » des Fine Young Cannibals. N’est-il pas prouvé que les tubes des années 1980 font toujours leur petit effet sur l’auditeur lambda ? « Style » répond par l’affirmative, et propose une basse à la Kim Wilde, et une guitare rythmique immédiatement identifiable à cette période dorée. Les huiles en costard de Universal Music ont-ils évalué la plus-value qu’apporte à un disque un morceau presque uniquement rythmique, comme « Single Ladies » ? Qu’à cela ne tienne : la team de producteurs façonne un « Bad Blood » très efficace, qui en sus fournit à Taylor Swift l’occasion de lancer des hey ! primesautiers, comme Beyoncé. « Ah, et Beyoncé, dans son dernier album, elle lâche un petit rire entre deux phrases, genre « pas fait exprès ». C’est bien, ça fait spontané». De la spontanéité, « Shake It Off » en fournira donc lui aussi, sous la forme d’un petit rire. Entre deux phrases. Genre « pas fait exprès ». 1989 accumule tous les gimmicks à la mode, du fry vocal aux brisures rythmiques, de l’autotune aux grosses basses synthétiques qui écrasent tout, en passant par les petits passages de spoken words en loucedé.

À force de vouloir fédérer les communautés musicales mainstream de tous bords (les fans de R&B, de country, de hip-hop, d’indie, etc), l’équipe de coaches de Taylor Swift pourrait prendre le risque de se voir reprocher son incohérence. Il lui fallait donc un liant, qui tiendrait le rôle du pain dans le pain surprise. En cherchant un peu – un peu – les pros du tubes en ont trouvé deux. D’abord, les compositions. Oui, Taylor Swift est une songwriter, mais de la même manière que Guillaume Musso est un écrivain : toutes ses compositions sont faites de la même pierre philosophale et coulées dans le même sacro-saint moule à tubes mous dont la date de naissance officielle remonte à 1997 : « Save Tonight » d’Eagle Eye Cherry. Depuis 1997, il n’est pas un tube qui ne résulte de la combinaison de ce qu’on appelle parfois les quatre accords magiques: la mineur, fa, do et sol. Une combinaison qui met tout le monde d’accord.

Autre exhausteur de goût : la production, qui a non seulement l’avantage, à force de saturation sonore et d’accumulations harmoniques, de dissimuler l’atonie générale des compositions, mais aussi celui d’abrutir son auditeur avec un talent certain. Au point où les morceaux s’imposent d’eux-mêmes dans le vaste océan de la pop hollywoodienne. Le pain surprise 1989 est un véritable étouffe-chrétien, que l’on consommera par bouchées, morceau par morceau, tube par tube, ce qui en assurera la longévité dans les charts. Et comme les premiers hits girly de Britney, on dansera dessus éméchés dans toutes les soirées binch drinking du monde, d’une boîte de province à une fête d’appartement. Cette mondialisation de la pop est aussi irrésistible qu’un blockbuster et possède la même transparence dans son objectif de conquête commerciale : qu’on le veuille ou non, on y succombera. Ce n’est plus une question de goût ou d’affinité culturelle, mais une manière d’atteindre cette apogée de l’universel, de s’incliner devant ce façonnage de studio terriblement accrocheur.

On ne peut qu’admirer le savoir-faire mis en œuvre pour ce disque si absolument significatif de notre époque, et, en ce sens, parfait. Objet creux à la surface chamarrée, baudruche aux motifs ciselés par des laborantins de la pop, 1989 nous apprend beaucoup sur ce qu’est devenu le goût musical universel, forgé par l’offre et la demande du produit culturel mainstream. Son efficacité, bien réelle, n’en est que plus fascinante. Pas la peine de faire la fine bouche, vous n’y couperez pas.