Attention, opéra déroutant mais futur classique. A mille lieux des schémas connus qui façonnent le quotidien des musiques électroniques. Entre la chaleur et la suavité du funk de Sly Stone et la froideur intense des expérimentations électroniques, Super Collider ne choisit pas et livre une musique mutante, mutine, imprécise, et complètement étrange. Mais Super Collider, au fait, quezaco ? Un groupe de quatre blacks à coupe afro cryogénisés pendant trente ans puis réanimés à grand renfort d’arborescences métalliques ? L’intégralité du 1979 de Prince passé dans le patch en random d’un programme de l’IRCAM ? Non, Super Collider est en fait tout simplement la preuve réifiée que la froideur de la technologie n’est en rien une menace pour la bonne santé de nos corps libidineux.

Alliance du très atypique Cristian Vogel, autant connu pour sa minimal techno complexe et cérébrale que pour ses albums de funk abstrait et ravageurs (cf. le magnifique Rescate 137) et de l’étrange Jamie Lidell, vocaliste et époustouflant bricoleur de matières digitales (cf. Muddlin gear), l’objet Super Collider livre ici son deuxième opus, plus tranchant, plus froid, plus radical mais surtout plus convaincant que son prédécesseur, qui illustrait davantage une formule qu’il ne la sublimait. Présentation faite, le duo s’est désormais approprié cette musique pour l’emmener dans des confins inhabités, et, on le répète, très décontenançants.

Les neuf excavations crues et digitales de ce Raw digits conquérant allient au groove lourd et imparable des rythmes funky et cliquetants ou des vocalises sly-stoniennes de Lidell des abstractions digitales et mélodiques qui doivent autant au free jazz électriques de Paul Bley ou Miles Davis (période In the corner) qu’aux climats abstraits de la musique électroacoustique et expérimentale. Point de mélodie ici, les basses elle-même sortent sans cesse de leurs gonds. Lidell couine comme Prince, mais presque à contre-courant d’infrasons vaporeux, de craquements aléatoires, de mélodies incertaines et flottantes. A la première écoute, on est subjugué, complètement perdu, sans repère face à ces vignettes de grooves devenus folles, à peine rattrapé par les rythmes claquants. Lidell semble pris dans un étau, entre froideur industriel et chaleur suffocante de ses râlements félins, et pourtant : il sublime la brutalité du contraste avec un sens du groove tout simplement renversant (écoutez donc le génial Radianations on the rise, qui pulvérise tous les essais du vénéré Timbaland), sans pourtant jamais céder à l’évidence. Même quand Matthew Herbert est invité à le soutenir sur Gravity rearrangin, des trous d’air viennent en permanence faire débloquer la trame mélodique en perdition. Tout ça est complètement bizarre, complètement inédit. Et complètement génial.

Alors il faudra se faire une raison : la plupart de vos amis n’aimeront pas cette musique. Et la presse ne se privera probablement pas de taxer Vogel et Lidell d’affreux snobs intellos. C’est dommage car, de mémoire, on n’avait jamais entendu de proposition aussi brillante pour relifter de manière réelle la musique de danse, depuis… Sign O’the times. Et ce Raw digits, premier véritable album de Super Collider, est un chef d’oeuvre en devenir.