« Si ce que tu veux, c’est composer de la musique tonale, pourquoi est-ce que tu ne le fais pas ? » Voilà sans doute le meilleur conseil qu’a pu donner Luciano Berio à un étudiant nommé Steve Reich, le libérant du malaise que lui procuraient les musiques de Maderna ou Webern et le lançant sur de nouvelles pistes dans une carrière à rebondissements dont ce nouveau disque, réunissant trois œuvres composées entre 1970 et 1985, donne un résumé panoramique. Four organs, pièce pour maracas et quatre orgues électriques composée en 1970, illustre bien la notion de processus qui préside aux premières œuvres de l’Américain. Durant ses années d’études à Oakland, Reich se plonge dans le vivier créatif de San Francisco où l’on trouve, pêle-mêle, les premiers pas du rock et le jazz modal, les sons venus d’ailleurs (notamment d’Asie) et les bruits du quotidien. Reich ne sort jamais de chez lui sans un magnétophone (installant même des micros à l’arrière des taxis qu’il emprunte) et, en passant deux bandes identiques avec un infime décalage, invente le phasing, technique qu’il utilisera pour ses premières véritables œuvres. La création et son processus deviennent une seule et même chose : un mouvement impersonnel, automatique et parfaitement audible que l’artiste se contente de découvrir et de lancer.

Si Four organs ne relève pas à proprement parler du phasing, la pièce est significative de ces premières années de composition, grâce au processus rigoureux et imperturbable dont elle procède : l’élongation progressive de la durée d’un unique accord plaqué sur quatre orgues Farfisa (ceux-là mêmes dont Miles Davis, à peu près à la même époque, imposait l’utilisation à un Keith Jarrett totalement dépité), aucune autre variable (hauteur, timbre, volume) n’étant modifiée au cours des quinze bonnes minutes que compte le morceau. Oeuvre hypnotique et symbolique d’un protominimalisme délibérément aride et austère, ce morceau n’a toutefois assurément pas la modernité étonnante de ses compositions ultérieures. Les années 70 voient Reich s’abstraire peu à peu de la rigueur théorique de ses premiers travaux pour enrichir sa musique et abandonner au passage l’une de ses priorités, la transparence et la visibilité du procédé. Eight lines (Octet), composé en 1979 pour deux pianos, deux quartettes à cordes et instruments à vent (clarinettes, flûtes et piccolo), s’inscrit dans la lignée de la célèbre Music for 18 musicians. Reich y renouvelle la technique du canon en complétant peu à peu les lignes instrumentales sur une pulsation ininterrompue engendrée par les pianos, préfigurant la série des Counterpoints dont on trouve enfin ici l’un des trois avatars. Ecrit en 1982, le New York counterpoint est une pièce pour clarinettes dont les différentes parties, enregistrées par un seul musicien (Evan Ziporyn), sont ensuite mixées pour parvenir à la construction rythmique recherchée : une sorte de canon où neuf clarinettes et trois clarinettes basses se mêlent, se répondent et s’enchaînent dans un réseau mélodique et rythmique étourdissant, absolument fascinant et infiniment moderne. Et l’on se dit à l’écoute de cette petite rétrospective que Reich, décidément, a toujours quelques années d’avance.