Ingmar Bergman avait pour habitude de mettre en scène ou d’écrire pendant les jours froids et de tourner ses films l’été, invariablement comme une machine bien huilée. Bill Callahan écrit une partie de l’année, et fidèle au poste, il enregistre une fois l’an. C’est son côté bergmanien à lui. Au programme de la cuvée 2001 donc, Smog, ou plutôt (Smog), puisque désormais il s’agit de le nommer ainsi, a mis en boîte Rain on lens, dixième album d’une discographie qui appelle autant de chaudes recommandations que de réelles mises en garde.

Evidemment, on ne suspectera pas Callahan de suivre un plan de carrière, mais il n’est pas bien difficile de relever la cohérence de son propos depuis Knock knock (1999). Virage rock, guitare électrique en bandoulière, grain rugueux, rythmes primesautiers : Rain on lens poursuit cette orientation, à cette différence près que le résultat est plus homogène. Exit Jim O’Rourke ou John McEntire : Callahan a lui-même pris en charge la production et a laissé au placard certains des tics qui pouvaient agacer sur Dongs of sevotion (2000). En particulier, sa façon parfois maniérée de chanter. Callahan, en clinique observateur des bas-fonds de l’espèce humaine, revient à un chant plus sobre, plus distancié. Rain on lens abandonne également les oripeaux de The Doctor came at dawn et Red apple falls que Dongs of sevotion faisait valoir (Easily led, Nineteen) de manière moins convaincante que ses illustres prédécesseurs de 1996 et 1997, pour ne conserver que la rigueur de sa nouvelle orientation : le ton est incisif (Natural decline, Lazy rain), engagé (Keep some steady friends around), militaire même (Song). Dirty pants, avec son cliquetis métallique menaçant, sa guitare sombre et répétitive, ses larsens lugubres (on croirait entendre le couinement d’une porte) l’emporte haut la main : sinistre, le morceau a vite fait d’installer le malaise.

Côté textes, Callahan continue de son oeil scrutateur, à narrer impassiblement les pires atrocités. Ne pas se tromper donc : derrière l’arpège lumineux de guitare et la rythmique folk de Live as if someone is always watching you, derrière la guitare badine et les déhanchements de sax de Revanchism, se cachent toujours les mêmes obsessions. Au nombre desquels, le voyeurisme bien sûr : entre les paroles de Distance sur Dongs of sevotion (« There are women on the street […] If I watched from a high hidden window / I’d hear myself say / Oh I can’t make it out / I’m too far away ») et Song (« I’m a bit like the peephole / That falls in love with all the eyes ») ou Lazy rain (« I open the door quietly / So as not to wake / The blue-eyed wedding cake / But she’s watching me with one eye / The sleepy little spy ») sur Rain on lens, on ne voit guère l’évolution. On notera pourtant la lueur d’espoir que laisse paraître Keep some steady friends around : « When you want to get away / Find a little place to go […] But don’t stay away too long / Because we love you too much […] To build your own house / Might be the best […] But don’t forget to put in a gate / So you can have some steady friends come around ». Ouf !

En dépit de ses richesses, Rain on lens n’est pas un album surprenant. Ce qui, paradoxalement, devient aujourd’hui un signe parmi d’autres de sa grandeur. Car au fil des ans, l’œuvre musicale de (Smog), en s’opacifiant toujours plus, a atteint un degré de personnification tel que l’on cherchera en vain à la rapprocher d’autres discographies. La musique de (Smog), plutôt qu’un système clos sur lui-même, autoréférentiel, tourne le dos aux modes de ses contemporains. L’inscription urbaine de sa musique lui confère bien une saveur velvetienne, aisément palpable sur Natural decline, mais une fois dit cela, il reste tout à dire. Et si Callahan, assis sur son nuage, daigne engager la conversation avec l’un de ses pairs, ce n’est qu’avec l’un des plus grands d’entre eux : Leonard Cohen (sur Song, Callahan chante : « I’m a bit like a soldier / In the way I wear no uniform / And choose not to fight » ; sur Last year’s man, Cohen chantait :  » And though I wear a uniform I was not born to fight »). Rain on lens, comme le Ease down the road de son compère Bonny ‘Prince’ Billy, est un classique, flottant au-dessus de la mêlasse. Rien ne surprend, mais tout le rend indispensable.