La sortie de ce disque nous donne une excellente occasion de revenir sur le cas Sufjan Stevens, ce drôle de type, auteur de deux chefs-d’œuvre indiscutables (Michigan en 2003 et Come on ! Feel the Illinoise ! en 2005) qui déroute chaque fois davantage son public en prenant le contrepied de ce qu’on attend de lui. C’est-à-dire : de la folk élégante et naïve, aux arrangements mirifiques, des paroles de boy-scout souvent proches de « Kumbaya my Lord », des albums interminables (rarement sous les 70 minutes). Du banjo, des flûtes, des rythmes en cinq ou sept temps.

Aussi juste que soit cette description de ce qui fait une bonne partie du style de Stevens, elle reste réductrice. En quatorze ans, ce natif de Detroit, né en 1975, a sorti une dizaine de disques : du concept album électronique sur les animaux du zodiaque chinois (le bizarre Enjoy your rabbit, 2001), au grand projet avorté sur les cinquante états des USA (seuls son Michigan natal et l’Illinois ont finalement eu l’honneur d’un disque), en passant par un album symphonique consacré au Brooklyn-Queens Expressway (the BQE, 2009), Stevens explore tous les genres, tous les sons. Sa discographie compte même un disque de folk chrétienne, le très beau Seven swans (2004), et deux coffrets de chansons de Noël, sortis, comme tout le reste, sur son propre label Asthmatic Kitty.

Puis vint the Age of Adz, en 2010, après une période de silence relatif, apparemment due à l’état de santé de Stevens – épuisement, dépression, disait-on. Ce disque monstrueux (75 minutes d’exubérance orchestrale mêlée de sons électroniques, s’achevant sur un morceau de presque une demi-heure, et sur l’utilisation incongrue de l’autotune) en a décontenancé plus d’un. Effectivement, le gentil boyscout semblait en plein burn out :

D’un coup, Sufjan Stevens entrait dans la catégorie des artistes géniaux parce que discutables, outrancièrement ambitieux, un pied dans le bon goût, l’autre dans le kitsch – un peu comme Prince, période Love Symbol.

Il nous revient aujourd’hui avec un projet collectif, Sisyphus, anciennement appelé s / s / s, car composé, outre de Stevens, du producteur Son Lux et du rappeur Serengeti – le changement de nom a fini par s’imposer car, comme le dit Stevens lui-même, il ne tenait pas à « évoquer les Schutzstaffel nazis ». L’album, éponyme, est une commande du Walker Art Center , et de la collection Liquid Music du Saint Paul Chamber Orchestra.

Aux premières écoutes, le disque peine à convaincre. Serengeti, rappeur laid back est peu avare en fuck, shit, porn, et booty. Sufjan Stevens, de son côté, reste très fidèle à lui-même, et préfère chanter glorieusement « Devotion  Devotion ! ». On n’est pas très loin de Baden-Powell ou de Sœur Sourire : « This is how I want to touch you : with an open heart and an open hand / I don’t care if you feel ugly, I’ve got an open heart and an open hand ». Cette association a bien quelque chose de ridicule. On s’imagine volontiers Stevens s’essayer à dire « yo », avec ses nouveaux potes qui disent des gros mots.

Puis on s’y fait. Les deux interprètes semblent même en rire, avec « My oh my ! », dans lequel Stevens semble s’offusquer des paroles de Serengeti le temps d’un refrain nunuche, tout en flûtes et en clochettes : « My oh my ! ». Disque léger et fun, Sisyphus est donc bifide – non pas à la manière d’un disque en deux parties, mais par la juxtaposition de deux univers, néanmoins reliés par une production électronique souvent jouissive, qui rappelle Enjoy Your Rabbit : sons analogiques, jeux sur la stéréo. On y retrouve les qualités et les défauts de Stevens – ses mélodies un peu faciles, mais qui finissent toujours par accrocher, son talent d’arrangeur, ses coups de génie (comme dans « Take Me », magnifique, et qui semble tout droit sorti de the Age of Adz, ou dans le très cool « Rythm Of Devotion »)

Sisyphus ne mériterait peut-être pas un deuxième opus. Mais ce disque finit par convaincre grâce à son audace, sa maladresse attachante, sa malchance géniale ainsi tout simplement qu’à ses nombreux très bons morceaux – comme tout disque de Sufjan Stevens.