A l’issue d’une crise de laptoplexie prolongée, le trio frenchie (Lionel Fernandez, Erik Minkkinen, Nicolas Mazet) a fini par remettre les doigts directement dans la prise. Il faut dire qu’au bout d’une dizaine d’années d’activisme au sein de l’association Buro et du label Deco, le boxon électronique à coups de logiciels piqués a l’IRCAM était devenu un lieu commun de la galaxie geek dont leur succursale Discom avait fini par essuyer les plâtres. Et les lieux communs, le groupe les fuit systématiquement comme la peste. Pas question de céder à la facilité. Par goût du risque, des embûches et du fun aussi. Surfaits, les glitches tous azimuts ? Qu’à cela ne tienne, les Sister relèguent leurs laptops au placard pour revenir maltraiter les guitares, défourailler les drumkits, pousser des glapissements d’indiens intoxiqués et triturer l’électronique de l’intérieur, court-circuitant leurs pédales d’effets dans un maëlstrom dévastateur. Surfait le tout-technologique déstructuré et l’esthétique minimaliste post-quelque chose ? Les voilà qui misent désormais sur le pop-art craspec, les dessins joliment pervers de Florence Lucas et les collages néo-psychédeliques. Pour l’anecdote, ce disque aura pâti de ses choix esthétiques, et pour cause : dans la pochette intérieure (co-signée Jonas Delaborde et Hendrik Hegray), l’artwork du premier CD figurait a l’origine des nymphettes dénudées recouvertes de dégoulinades technicolor, un collage mis au rebut sous la menace de poursuite judiciaire, du fait d’un imprimeur soucieux de moralité publique. De là à faire passer le groupe pour les Dutroux du rock, il n’y a qu’un pas…

Devant la recrudescence des groupes hors-normes proliférant aux Etats-Unis, Sister Iodine aura donc anticipé le virage au moment le plus opportun, ayant encore leur mot a dire dans un registre art-rock sous perfusion No Wave qu’ils n’ont cessé de garder en ligne de mire, persévérant dans leur radicalité, mûrie par les échauffourées atonales de groupes aussi fondamentaux que This Heat, Mars, DNA, ou l’incontournable Jeunesse Sonique dont ils ont précieusement cryogénisé le ferment (période Kill your idols). Rien de démagogique dans leur démarche, l’énergie est intacte, toujours aussi retorse (Pathetic fashion choice, le titre parle de lui-même), quoique recelant des découpages de pistes infiniment peaufinés, a contrario des sempiternelles structures rock. Dans ces compositions dilatées percent d’insolites ululements (Air France) et des magmas de sons pâteux subitement brisés par des spasmes de guitare, eux-mêmes bourrés d’effets jusqu’au tournis. Cette débauche de distorsions reste heureusement soutenue par un jeu de batterie aussi puissant que déstructuré qui remplit parfaitement sa fonction organisatrice.

Et puis il y a ces brèves trouées ecstatiques, luminescentes comme un rayon vert vu d’une plage hawaïenne (les ile, ellee, vicee, western lei), qui font l’effet d’un baume sur une plaie frottée au papier de verre. Une fois n’est pas coutume, les trois garçons dans le vent s’autorisent même un soupçon de délicatesse pop pour mieux délimiter les contours de ce bardaf abstrait, pas si loin finalement de cette extrême « computer music » dont ils s’étaient faits les ambassadeurs, cramant les enceintes à tour de bras dans une mimesis digitale de l’attitude punk.

Tout du long, l’album est suspendu à cet équilibre précaire, toujours sur le fil entre mélodies en apesanteur et fracas épileptique, tension et explosion, pavés sous la plage et transe vaudou, plénitude opiacée et tyrannie bruitiste. Une montagne russe vertigineuse, certes, mais ô combien gratifiante si on l’appréhende avec des oreilles grandes ouvertes. Pour la première fois dans leur maigre discographie (deux albums au compteur, ADN 115 et Pause), l’oxygène a supplanté l’anxiogène, le plaisir prend enfin le pas sur la cérébralité, au plus près d’un son qui traduit l’indicible bouillonnement interne. La fougue hardcore adolescente (mutang) rejoint ici une conception très mature de la musique, sans aucun équivalent dans notre très conservatrice patrie (si ce n’est peut-être chez leurs frères-ennemis Sun Plexus, chez les aventuriers du jazz mort Mesa Of The Lost Woman ou chez les très mystérieux Aluk Todolo).

Cet imaginaire sonore riche en dérapages contrôlés lorgne ostensiblement du côté de leurs cousins new-yorkais Black Dice et Animal Collective, avec lesquels ils partagent la même liberté formelle, se dirigeant de plus en plus vers un tribalisme urbain, où la transe peut naître d’une boucle accidentelle autant que d’une orgie de feedback ou d’une caisse claire bourrinée. L’influence de ces trois lascars, plus soudés que jamais, se mesurera sans doute à l’aune d’une prochaine décennie. N’attendez pas leur glorification posthume, profitez des aujourd’hui de cette précieuse anomalie dans un paysage rock trop souvent balisé par les stéréotypes. Et saluons par la même occasion l’opiniâtreté du label Textile, label défricheur qui continuera d’oeuvrer malgré le décès en janvier dernier de son instigateur, le regretté Benoît Sonnette.