Pour reprendre parole, reconnecter les fils après sept ans de silence discographique, Shellac se trouve faire de la fiction : en racontant cette histoire totalement désespérée, si lisible de notre époque, du dernier homme sur la terre. La chanson s’appelle The End of radio, et plus que la mort d’un media obsolète, évoque la disparition totale des corps humains pour l’entendre et l’écouter. Dans les décombres d’un riff de basse totalement immobile courtesy of Bob Weston, Steve Albini joue le rôle, dans la sécheresse totale d’un vieux micro à ruban, d’un radio speaker en train de faire son dernier announcement. Il est seul dans son studio, Room 128, comme il est seul dans le monde, il a 50 000 watts sous le coude, un micro « qui transforme le son en électricité », ce qui ne manque pas de le fasciner. Il lance un dernier appel, il parle tout seul. Un roulement de batterie théâtral résonne, Todd Trainer tambourine un sound effect alors que le speaker délire un concours, délire un top 10 et hulule, « j’aimerais remercier notre sponsor, mais… nous n’avons pas besoin de sponsor, même si tu étais le dernier homme sur la terre, et que tu étais prêt à le prouver », esquisse une dédicace à une fille très spéciale, quand de fille très spéciale il n’y a plus, un broadcast n’est plus un broadcast s’il n’y a personne pour le recevoir. La chanson tout entière, très impressionnante, se déroule sur le mode phatique, évoquant sans cesse ses propres mots dans le silence environnant, assommant sans cesse l’auditeur absent d’une rengaine hurlée qui l’apostrophe, « Et maintenant, est-ce que tu m’entends ? ».

L’arc est tendu : Shellac ouvrait, en 1996, Terraform, sur un riff immobile infini pour invoquer la confrontation, la retenue, la tension totale, avant de lancer l’album sur une piste de furie ininterrompue à dévaler torse nu ; il ne cesse, en 2007, d’arrêter le pas, de cribler ses bangers de silence assommants, de tempi ankylosés, d’arrangements décharnées jusqu’à la moelle d’une caisse claire de batterie seule comme un cosmonaute dans l’espace. Sur ce fabuleusement titré Excellent italian greyhound, en hommage au fidèle compagnon de Trainer qui trône au milieu des fruits sur la pochette magnifique du disque, Shellac ne reprend en effet pas tout à fait contact : il expose le porte-voix, la membrane du téléphone, les fils qui l’accrochent à vous, les raconte, les observe, mais fait de chaque track un cerveau hyperactif pour se penser lui-même, et égrène un peu partout les obstacles pour brouiller le message. On a tous entendu parler des admirables stratagèmes du groupe pour préserver son intégrité vitale (Albini et Weston l’ont toujours dit, Shellac n’a rien à voir avec leur travail, et constitue bien leur seule et unique activité artistique) dans le délitement du marché du disque : zéro exemplaire promo pour la presse (j’ai acheté le mien), disque indisponible dans les réseaux de distribution mainstream aux USA : tout ça n’est rien pourtant face à l’éclatement taré, cryptique, sans appel, des chansons qui font le disque.

Autrefois parangon du rock bagarreur, toujours prêt pour un petit fight dans les lyrics et les structures acrobates jusqu’à Dada, le trio plie donc son hardcore maigre et sec en tout petits modules compliqués, bavards, théâtraux et tongue-in-cheek jusqu’à l’étouffement, et enfouit la violence et l’extase rock dans des replis presque impossibles à dénicher. On entendra toujours des riffs immenses, des grands moments Slint-iens à se damner (Elephant), des boules de sang gorgées d’envie d’en découdre (Boycott, Be prepared), des inserts hilarants (l’intro de Spoke), mais ce sont bien les déserts de dialogues impénétrables, les minuscules ralentissements, les trous de vide qui tiennent le disque entre leurs mains, et jamais Shellac n’aura été aussi mystérieux, aussi casse-cou, aussi… passionnant. De fait l’objet est difficile, rétif jusqu’à l’idiotie, archi-complaisant, pas une chanson de cet Excellent italian greyhound n’arrive à la cheville de l’accomplissement admirable des trois précédents. Combien sont-ils pourtant aujourd’hui à encore oser maltraiter cette denrée si recherchée du business qu’est l’efficacité ? A sa petite échelle, Shellac avait bien des espoirs à combler chez les nerds hardcore du monde entier, et il les fait voler en éclats d’une manière si insondable, si admirable, que j’aurai bien du mal à vous dire si on a affaire à quelque chose comme du sabotage, si ce dernier est efficace, si ce que le trio cherche c’est à se faire entendre ou à saboter la ligne. Le fait est que je suis encore ici pour l’écouter, en boucle, et qu’il y a fort à parier que vous l’ayez déjà acheté le jour de sa sortie.