Voici deux disques de guitares. Ou plutôt, un disque de guitares, et un disque de guitariste. Où la guitare s’entend à peine. Explications : le 8 guitars de l’australien Scott Horscroft (son premier disque, soit dit en passant) est une longue pièce de manipulations en direct de huit guitaristes, jouant le même motif répétitif et rythmique jusqu’à la lie et jusqu’à toute possibilité de reconnaissance. Et si le nouvel album de l’allemand Joseph Suchy, compagnon de longue date de la famille Mouse on Mars, contient de la guitare, c’est une guitare qui joue au chat et à la souris avec l’auditeur, qui peinera sans doute à la reconnaître. Vous me direz, depuis les premiers feedbacks de Sonny Sharrock et les premièrs klingklongs de Derek Bailey, ça fait longtemps que la dame à six cordes a entamé la décomposition de son identité. Mais preuve est, avec ces deux disques passionnants, en même temps qu’avec les récents efforts d’Oren Ambarchi, Fennesz et Rafael Toral, que les variations sont bien loin d’être épuisées.

Scott Horscroft a donc invité Brendan Walls, Oren Ambarchi, Rob Russo, Matt Allen, Simon Hanna, Scott Barr, Michael McGuinty et Matt Goulbourn (je ne connais que le deuxième) à venir interpréter sa composition monophonique de gratouillis de guitare en direct (c’est important, il n’y a pas eu ici d’overdubs ou de manipulations a posteriori de la performance) : chacun est relié à son ordinateur, à partir duquel il ajoute, soustraie, équalise pour faire évoluer son motif statique de la simple boucle hypnotique jusqu’à une symphonie minimale d’harmoniques en pagaille. Deux points importants à préciser : les manipulations de Horscroft sont d’une redoutable discrétion (pas de délires de DSP façon GRM du pauvre ici), et le rendu final ne s’apparente en aucun cas à un drone. L’Australien fait jouer les mille et une richesses microsoniques d’une corde de guitare frottée en jouant sur les volumes, les entremêlements de tessitures, les évolutions harmoniques et les infimes variations d’un même motif interprété en même temps par huit musiciens. Le résultat est certes obsessionnel, mais aussi incroyablement efficace en termes de perception. Si le procédé peut faire songer aux symphonies pour guitares électriques de Glenn Branca, le résultat est diamétralement opposé. Un seul lien semble exister : celui avec le minimaliste méconnu Arnold Dreyblatt, qui disait les mille-et-une beautés de la monophonie en les confrontant avec une musique folklorique mutante (voir le chef-d’oeuvre Animal magnetism, sur Tzadik).

L’inclassable Suchy est plus intrigant encore. Evoluant sans cesse entre mélodies distordues et une constante dissonance flottante, l’Allemand s’invente sa propre pop et sa propre avant-garde en même temps. Il frappe et caresse son instrument à qui il fait subir toutes les distorsions possibles et imaginables (feedback, effets numériques), établissant un lien improbable (mais réel) entre Derek Bailey et Microstoria. Son univers fantasque est rempli de réverbérations inquiétantes et de mélodies guillerettes qui disparaissent aussitôt qu’elles deviennent reconnaissables. Le magnifique morceau éponyme qui ouvre Calabi.Yau revêt une grâce qui n’a d’égal que la fabuleuse richesse sonique de sa construction. A la fois distordus et romantiques, les divers morceaux du disque mélangent dans un très dense climat d’étrangeté les agressions d’un effet de cloche éclatant ou de bruyantes cymbales à des motifs de guitare acoustique aérien ou des effets de manches retournés invoquant un nouveau psychédélisme et un nouveau romantisme totalement étranges. Disque habité s’il en est, ce Calabi.Yau amoureux est tout simplement renversant de singularité.