C’est le paradoxe du jour : le rap n’a jamais été aussi peu innovant, tiraillé entre son devenir-Elvis et la nostalgie de son Age d’Or, et pourtant, on a rarement vu autant de bons disques sortir que ces deux derniers mois, comme en témoigne cette rubrique Hip-hop depuis plusieurs semaines. Entre les éclats de la battle Nas contre Jay-Z, le néo-seventiesisme de Common et ce Phrenology des Roots (sans parler des syncopes back to 88 de Missy Elliott) l’auditeur a l’embarras du choix. Autant d’albums solides, oeuvres d’artistes dans le jeu depuis bientôt une dizaine d’année et qui viennent compléter des discographies déjà bien conséquentes ; il n’est d’ailleurs pas très étonnant que ce soit la plus jeune (i.e. Missy, assistée de son mentor Timbaland) qui dans l’affaire se montre la moins classique. Et pas loin derrière, on placera ce nouvel album des Roots. Comme toujours un peu en retrait, pourrait-on dire, le collectif de Philadelphie n’ayant jamais réussi à écarter complètement la méfiance avec laquelle les puristes les considèrent -et ce n’est pas cette réputation, non usurpée, de « meilleur groupe live du rap US » qui viendra démentir cette image, tant elle semble leur avoir été donnée en guise de lot de consolation pour compenser le fait qu’on ne les juge pas dignes de figurer parmi les Dieux du Panthéon hip-hop, aux côtés des LL, Rakim et autres Marley Marl. Peu de groupes peuvent pourtant s’enorgueillir d’une carrière aussi consistante, à la trajectoire sans cesse ascendante. Ce que vient démontrer une nouvelle fois ce Phrenology aux ambitions kaléidoscopiques et ludiques.

Tout d’abord, puisque c’est manifestement dans l’air du temps, les Roots paient eux aussi leur dette aux grands anciens. S’ils n’ont pas ressortis leurs pendentifs afrocentriques comme Missy Elliott, ils alignent, tout comme Nas, l’un des breakbeats les plus célèbres de l’histoire du hip-hop (Apache de l’Incredible Bongo Band), à la faveur d’une reprise de Kool G Rap et DJ Polo (Thought @ work), après avoir déroulé leur tableau d’honneur sur Waok (Ay) rollcall et sa liste de 240 noms, de Grandmaster Flash à Justin Warfield, en passant par Stezo et les Outkast. Mais, comme les Roots ne peuvent s’empêcher de montrer qu’ils ont aussi des lettres, ils ne sauraient s’arrêter aux block-parties du Bronx : et c’est sur un air de jungle qu’ils accueillent Amiri Baraka (The Artist Formerly Known As Leroi Jones) pour un Something in the way of things (in town) à l’intensité un peu plus convaincante que les prêches spiritualistes de Common. Il n’est d’ailleurs pas très étonnant de retrouver ici le chantre du Peuple du Blues : depuis l’Art Ensemble of Chicago, on a rarement vu un groupe aussi conscient de l’histoire de la Great Black Music que les Roots ; la demi-douzaine de titres soul que compte Phrenology est là pour le prouver, avec d’impeccables interprétation de Jill Scott, Nelly Furtado ou Musiq, étalant une nouvelle fois, quelques mois après The Magnificent de Jazzy Jeff, toute la profondeur d’âme de la scène neo-soul de Philadelphie.

Rien de bien neuf, donc, ricaneront les plus cyniques, toujours prompts à railler ce côté exaspérément bon élève du groupe de ?uestlove et Rahzel. Rien de neuf jusqu’ici car, en réalité, on est encore loin d’avoir exploré toute la diversité de ce Phrenology pour le moins protéiforme : c’est que, tout comme Common, les Roots ont manifestement décidé, en plus de leur apostolat Soul, de se lancer méthodiquement dans l’exploration des bacs de « White music » (comme on dit « Black music ») de leur disquaire préféré. Ce qui nous donne un titre Hardcore (brièvement titré : !!!!!!!) qui nous rappelle que Philly est aussi entre NYC et Washington DC, un rap-opera en trois actes (Water) qui commence classique et syncopé pour s’achever dans une dérive lysergico-électrique à la Careful with that axe Eugene (dans la version d’Ummagumma), un sample des Flying Lizards et un autre des Swnigout Sisters, une ballade qu’on ne s’étonnera plus, dans ces conditions, de trouver new wave (Sacrifice). Ce qui n’est déjà pas si mal. Et si l’on ajoute que, cachés avant le début de la 18e plage, après plusieurs minutes de silence, se trouvent un pur morceau de hip-hop qui vous fera lever les mains et gueuler tout seul devant votre chaîne avec son call & response entêtant (« When I say Rise up !/ Say Now !/ Why don’t you rise Up / NOW ! »), puis une sorte de ghetto-tech au simplisme réjouissant pulsant ses basses in yer face à la Jeff Mills entre quelques scratches façon Dj Assault, on se retrouve avec un disque qui, sans être parfait, mérite tout de même son 5/5. Ne serait-ce que parce qu’il est meilleur que The Blueprint 2, Electric circus ou God’s son.