Ce n’est plus un secret pour personne. Sur les bords du fleuve Niger, le blues, atteint de nostalgie souriante, s’étire depuis déjà quelques années en quête d’une seconde vie, après avoir exorcisé les spectres de son propre passé, toujours écartelé entre deux rives. Avec Rokia Traoré, lauréate des Découvertes RFI 97, révélée en France par le festival des Musiques Métisses de la même année, la tendance s’affirme. La nouvelle égérie du son malien tisse en effet avec ce premier album un condensé de blues, qui bouillonne de tendresse infinie et de douceur accomplie. Pas de sophistication inutile: les mélodies sont légères, le chant est limpide et les arrangements audacieux. Surtout pour une « bleue ». Même s’il est vrai que le doyen Ali Farka Touré, qui l’a toujours soutenu, trônait à ses côtés lors de la mise en boîte de ces neuf ballades. Que ce soit pour chanter des thèmes aussi durs que le quotidien des enfants divorcés (Mouneïssa), la traîtrise de la mort (Dianguina, en hommage à son grand père paternel) ou encore… l’égoïsme des hommes (Sabali), que ce soit pour parler le langage fleuri de l’amour, elle a su manier sa voix, belle et expressive, et l’accompagnement qui l’honore, sans forcer le trait impudiquement. Juste le nécessaire pour que la roue tourne assez et séduise. Jamais un ton de voix de trop, ni une fausse note. Mieux que ça: elle a provoqué une rencontre inattendue et jamais réalisée auparavant. Entre le ngoni (une guitare traditionnelle à quatre cordes, instrument fétiche des griots) et le balaba (un balafon). Ce qui donne une texture particulière à certaines sonorités, présentes dans l’album.
Fille de diplomate, Rokia n’est pourtant pas tombée dans la marmite toute petite. Il est vrai qu’au Mali, comme elle l’affirme, tous les jeux de jeune fille finissent en chansons. Il est vrai aussi qu’elle se passionnait beaucoup, enfant, pour les voix des grandes cantatrices maliennes ou des plus célèbres djeli*. Mais de là à composer et à s’emparer du micro… Le pas à franchir n’était pas simple. Elle n’est pas griotte elle-même. Sa famille n’a pas trop voulu l’encourager à devenir artiste. Mais la persévérance et la passion sont des qualités qui paient. C’est ce qui permet, dit-on, de réaliser les rêves d’enfance. Et comme dans sa région natale (le Bélédougou), le chant n’est pas uniquement affaire de griots, contrairement à d’autres endroits du même pays mandingue, elle s’est lentement immiscée dans le paysage musical, non sans quelques efforts (cours de chant et de guitare, doublé en partie d’un diplôme d’autodidactie, qui n’entretient aucune relation sans doute avec ses études en lettres et socio dans le civil). Le succès n’a pas tardé. Et voilà qu’à 24 ans, Rokia signe l’un des plus beaux albums africains de cette année 98. Que demander de plus?

* « djeli » signifie « griot »