Après ses incursions dans une techno martiale aux accents moyen-orientaux sous le blase Vatican Shadow, Dominick Fernow ressort ses gants de cuir, sa mine renfrognée et son attirail de sociopathe pour retourner tâter de la harsh wave qui tâche. Sur ce double album, il ne lésine pas sur la grandiloquence: on entre ici en territoire Black Metal lustré par des synthétiseurs carpenteriens et du feedback qui crisse et chuinte. Plus Grand-guignol que jamais, dans une ambiance « bouh, fais-moi peur » de bon aloi (quoique par endroits réellement glaçante), Fernow enduit son goudron bruitiste d’une bonne louchée de synthétiseurs 80’s dégoulinants, à mi-chemin entre new age kitsch et new wave choc, comme on en a plus entendu depuis les B.O. de Halloween, Maniac et autre Manhunter.

A la différence de la plupart des musiques « extrêmes »  (un terme qu’il abhorre à raison: ce qui semble « extreme » pour certains peut sembler parfaitement ordinaire pour d’autres, et à quel barême se fier pour décréter ce qui est « extrême »?), Fernow ne s’engouffre pas dans une voie toute tracée: sa manière de s’emparer des conventions du power electronics, du black metal, du dark folk ou de l’EBM conduisent ici à une forme entièrement nouvelle, qui fait appel à des sentiments ambivalents, toujours sur le fil entre décharge d’adrénaline, fétichisme S/M et humour noir.

La principale différence entre Prurient et ses pairs, c’est sa façon de disséquer de manière chirurgicale l’inconscient collectif, le revers pulsionnel du social, le mystère du pouvoir et de la cruauté, et, par extension, de la croisade guerrière qui fait florès sur l’échiquer géopolitique. Car Fernow insuffle un lyrisme autoritaire très particulier, en jouant d’un magnétisme attrait-répulsion assez redoutable – et dans lequel certains croient discerner du fascisme là où il y a surtout une forme de jouissance dans la transgression morale et l’abandon de soi. Un reflet à peine déformé des tares de notre époque, en somme.

Inquisiteur ou victime, Fernow endosse tous les rôles à la fois; là où dans Vatican Shadow, il relisait la techno industrielle à travers le prisme d’un monde globalisé et manichéen, dans lequel propagande impérialiste et islamiste se renvoient la balle par medias interposés, il établit avec Prurient un lien très fort avec la psyché américaine dans ce qu’elle a de plus intime et schizophrénique, comme pour mieux en démonter la mythologie de l’intérieur. Chaque morceau présente une facette de cette Amérique malade de ne pas savoir se regarder en face, de refuser de se confronter à la pulsion de mort qu’elle couve en son sein tout en l’alimentant de façon froide et inhumaine. Plutôt que de s’abstraire de l’horreur et de la souffrance étalée froidement dans les medias (Fox News, du pain béni!), Prurient la recontextualise pour mieux lui rétribuer sa part d’humanité et de fétiche inavoué (What we do/ We invite pain/ It’s ok to be hungry/ Hunger is normal/ I’ll meet you there.), ce qui la rend d’autant plus dérangeante. Car Fernow s’attache à la manière très spécifique dont sont traités les faits divers, cette fascination pour les micro-détails contingents à l’homicide, tous ces fact-checkings minutieux qui instaurent une atmosphère aussi macabre qu’absurde.

D’une certaine manière, ce Frozen Niagara Falls n’est rien d’autre qu’une extension sonore des true crime stories, inépuisable terrain d’inspiration depuis The Killing of America jusqu’à Night Call sur le versant cinématographique, mais encore peu exploité par la musique. De “Myth of Building Bridges” qui ouvre l’album (à la façon du plan d’hélicoptère survolant la base antarctique dans The Thing) jusqu’au dark ambient de “Christ Among the Broken Glass” et ses chuchotis pervers, presque 120 minutes se sont écoulées et on se sera vu baladé hors de toute zone de confort, dans des ambiances d’un lyrisme – certes parfois pataud – où les synthétiseurs le disputent aux crépitations et autres stridences électroniques. Mais aussi dans ce qui a fait sa marque de fabrique à ses débuts: un mur de harsh noise, de feedback et de hurlements sauvages (“Poisettia Pills”). Bref, Prurient nous gratifie d’un tout-en-un qui effectue la synthèse entre The Horrorist, John Carpenter, Whitehouse, Burzum et les BO de Michael Mann (avec “Shoulders of Summerstones” en guise d’équivalent sonore des stores vénitiens fimés dans une lumière bleutée). Fernow s’octroie même des incursions dans le néofolk (l’intro de “Greenpoint”, “Christ among the Broken Glass”), réinsufflant une portion congrue de physicalité à une musique électronique trop souvent ourdie par des geeks timorés.

Imposant sans être indigeste, ce double-album requiert une écoute introspective, qui ne laisse aucune chance à une quelconque « légèreté ». De fait, tous les fétiches existentiels de Fernow sont ici inventoriés, et l’on oscille entre cauchemar éveillé, plongée dans la brutalité du réel (à travers des spoken words très “POV”, presque apaisants en dépit de la tension qu’ils instaurent) et exultation dans l’outrance, avec un humour glacial qui ne se présente jamais comme tel. En dépit de ses faiblesses et malgré un mixage un peu monolithique, une chose est sûre: Frozen Niagara Falls est le magnum opus de Prurient. Ne manque plus que le sticker “A déconseiller aux âmes sensibles”.