Spokes. Echelons. Rayons. Du noir vers la lumière. Le quatrième album de Plaid, avec ses formes bizarres, ses dynamiques extra-linéaires et circulaires, ses aplats de rythmes et de mélodies mystérieuses, est loin d’être le plus facile. Le précédent, le sémillant, éclaté et éclatant Double-figure, accouchait de toutes les évidences contenues en germe dans la musique si singulière de Turner et Handley, véritable triangle des bermudes du paysage musical des 90’s, et ce depuis l’inaugural Mbuki Mvuki de 1991 (réécoutez le, c’est incroyable de voir à quel point peu de choses ont changé depuis) : proto-techno, schémas rythmiques tordus, Satie et Debussy, gamelan javanais et balinais et autres bizarreries non-occidentales, pop, etc. Après la fête, le duo refuse de se répéter et rentre à l’intérieur de sa coquille. Ca aurait pu être triste à mourir. C’est juste terrifiant et magnifique.

Pas à un paradoxe près, les deux électroniciens invitent Lucca Santucci, voix officielle de Leila Arab, repérée aussi chez Herbert, à venir vocaliser sur l’intro d’Even spring, dessine en pointillé un semblant de chanson à visage humain… pour mieux regarder l’humain plonger dans les profondeurs de la musique et disparaître, totalement, avant même d’avoir pu prononcé un mot. Regardez attentivement la pochette abstraite de Spokes, ses formes sans début ni fin, entremêlées jusqu’au néant. Pensez aux rayons d’une roue qui tourne très vite, aux formes hypnotiques qui apparaissent : vous regardez du pur mouvement, de la pure vitesse. Vous aurez alors peut être une idée de l’impression que peuvent inscrire les morceaux emmêlés de Spokes dans votre esprit : l’impression d’être aspiré dans un accélérateur de particules. A chaque fois, ils recréent inlassablement la même structure. Obscurité. Mouvement. Répétition. Vitesse. Lumière. Crumax rins, Upona, B-born droid, Buns, Marry partent tous du même marasme de bruit, du même espace inventé. Ils s’échafaudent tous à partir d’une basse primordiale, souvent en forme d’énigme, qu’il faut réécouter plusieurs fois avant de comprendre. Ils chantonnent tous une mélodie informe, dissonante et harmonieuse en même temps, presque orientale (B-born droid évoque même franchement les ritournelles de Yellow Magic Orchestra), toujours le seul semblant d’âme auquel vous pourrez vous rattacher. Ils ont tous des corps de rythmes étincelants, éblouissants, métalliques, qui s’échappent vers l’avant dans le temps comme autant de particules pressées de lumière attirées par un trou noir. Ils résonnent tous de milles feux. Ils vont tous contre la conscience, et la font tournoyer jusqu’à la nausée. Ils sont tous répétitifs, multi-linéaires (bouclés à l’horizontale, infinis à la verticale), statiques et excessivement détaillés. Ils sont autant d’échelons d’une échelle bouclée sur elle-même, programmatique et absconse.

Spokes fonctionne ainsi comme un mécanisme monstrueux, sans cesse redondant et tournée vers l’intérieur, vers lui-même. C’est un disque apaisant en bruit de fond et épuisant quand la conscience s’en empare avec volonté (un supplice addictif à très fort volume, en live notamment, où la tête ne sait plus où donner de l’oreille face à ces cascades ébouriffantes de bruit-lumière). C’est le disque d’un groupe qui, de son propre aveu, se laisse aller. A être lui-même. Bienvenue dans la terrifiante consciente de deux petits génies de la musique actuelle, tordus, obsessionnels, passionnés d’ésotérisme musical et de recherche : c’est terrifiant et c’est magnifique.