Avec son sous-titre en turc, ses photos prises à Istanbul et son petit historique équivoque (le disque a été enregistré et édité à Athènes et Istanbul), cette première rencontre entre les deux seigneurs platinistes que sont Jeck, plasticien et champion toute catégorie des pièces pour platines 78 tours, et Schaefer, maître de la nouvelle école et inventeur de la platine à trois bras (cf. notre chronique de son projet Comae avec Robert Hampson) laisse peu de doutes quant à l’implication de ces chansons pour l’Europe militantes. On doute également peu de l’origine des disques vinyles qui sont la matière première de ces sept poèmes cosmopolites -du flou de craquements, de granules de son, de boucles instrumentales, émerge même parfois des fragrances fragmentées d’Orient démantibulé. Mais si, à première vue, le projet rappelle un peu hâtivement la monstrueuse oeuvre de feu Bryn Jones, le fou militant de Muslimgauze, on est loin du loukoum sonore : ambianceurs avisés, férus d’espaces virtuels et de dissonances incongrues, les deux artistes s’attachent surtout à travailler les ruptures, les surprises, les structures en tiroirs, sans accumuler les évocations orientalistes faciles.

Aegean tea ne commence-t-il pas dans un vacarme rock’n’noise assourdissant ? Le vinyle, beauté romantique et crevasses défigurées, et peut-être encore plus la platine d’un autre temps, sont fétichisés ici jusque dans leurs plus infâmes handicaps. La démocratisation d’une esthétique de l’erreur (cut’n’paste, cliquetis, bitcrush…) jusque dans la pop missile laissait songeur quant à la possibilité, dans notre paradigme contemporain, d’une esthétique sonore encore subversive. Doublant leur discours sur les extrémités non-policés par la norme occidentale de notre continent d’un amour de l’arrière-garde technologique, Schaefer et Jeck remettent ainsi, en quelque sorte, les pendules à l’heure : silences, textures d’un autre temps, structures verticales, leur travail se déroule sur le mode de la dérive (Instanbul drift) plutôt que sous la forme d’une oeuvre proprement structurée, comme un zapping ralenti à l’extrême. La poétique de ce Songs for Europe pas ambient pour un sou résonne comme une sorte de mystère malsain, grimaçant, résidant plus dans les occasions volontairement manquées de passer à côté de toute facilité exotique que dans les ébauches de mélodies hurlantes peinant à s’échapper de vieux sillons pourris par le temps, l’humidité, la poussière. Schaefer et Jeck embrassent le Proche-Orient dans toute sa complexité, ses blessures, ses décalages, son anachronisme. Leur « oui » hurlé n’en apparaît que plus poignant, plus stupéfiant, plus désespérément humaniste. Et leur musique est aussi laide et crue que fascinante.