Pas facile, quand on est issu d’un mouvement aussi marqué que le grunge, de s’inscrire dans la durée. Parmi ceux de la vague « Seattle 1991 », certains ont connu le surplace (Alice In Chains), l’égarement total (Stone Temple Pilots), le split (Soundgarden), ou pire (Kurt Cobain). C’est probablement Pearl Jam qui s’en est le mieux sorti, avec une musique qui, sans renier son passé, s’est ouvert de nouveaux horizons. Ce sixième album studio, épanoui, révèle au-delà des variations une cohérence frappante sur leurs dix années de parcours.

Vitalogy (94), leur troisième album déboussolé, avait mis les règles au point : suivre Pearl Jam, ce serait dorénavant contre vents et marées, en acceptant leurs humeurs changeantes. Ce qui donne, sur Binaural comme sur Yield (98) et No code (96), du rock énergique (les trois premiers titres), des ballades tranquilles (Thin air) ou étranglées (Light years), des hymnes (Insignificance) et quelques surprises comme Soon forget, interprété par Vedder au ukulélé, ou Parting ways et sa mini-section de cordes. On retiendra aussi Of the girl, folk groovy à la Crosby Stills & Nash, et Sleight of hand, ruisseau, puis torrent de saturation sur lequel surfe la voix de Vedder, sobre mais profonde, évoquant U2 ou Radiohead. Le groupe a indéniablement mûri.

Preuve de caractère, le remplacement de Brendan O’Brien (producteur depuis Vs) par Tchad Blake (Tom Waits, Soul Coughing) n’a que peu d’incidence, l’album sonnant proche des précédents. Matt Cameron, ex-batteur de Soundgarden déjà présent sur Live on 2 legs, s’est aussi parfaitement intégré en studio, composant même Evacuation, aux changements de rythmes typiques. Pas étonnant puisqu’il avait joué avec eux à leurs débuts, notamment sur l’album de Temple Of The Dog en 1991, hommage à Andrew Wood, défunt chanteur de Mother Love Bone. Jeff Ament et Stone Gossard (membres de ce groupe) y étaient rejoints pour la première fois, un an avant Ten, par le guitariste Mike Mc Cready, plus Chris Cornell et Matt Cameron de Soundgarden. On y découvrait le timbre grave d’Eddie Vedder, soit la formation actuelle de Pearl Jam au complet. Ils y défrichaient un terrain entre rock, folk et blues, électrique et acoustique, et cet album s’affirme aujourd’hui plus fondateur que jamais.

Comme Neil Young, avec lequel ils ont enregistré l’album Mirrorball, Pearl Jam peut aller dans de multiples directions, sauf qu’eux le font souvent au cours d’un même disque. Et peu importe si cette schizophrénie rend difficile d’en aimer un de A à Z : le groupe s’est constitué un répertoire riche et cohérent sur la longueur, et demeure avec Binaural, passionnant.