Sur The Serpentine similar, David Grubbs et Bundy K. Brown s’essayaient à l’écriture de morceaux savamment construits, où chaque thème à peine exposé annonçait déjà le suivant. Les jeux de cordes étaient techniquement brillants : guitare et basse se répondaient dans un concert de dissonances, de notes étouffées, d’harmoniques, que venaient agrémenter maintes petites trouvailles sonores. Le résultat produit était une musique confluante, exigeante et rigoureuse, entre rock décérébré et musique faussement improvisée. Une musique « serpentine ».
C’est à cet étrange et passionnant résultat qu’est parvenu le trio bruxellois Patton, pour son premier album. Evidemment, JR for ‘Jaune-Rouge’ est tout sauf un bis repetita du premier Gastr del Sol. Il semble pourtant avoir aussi été composé par trois musiciens hétérodoxes, affranchis des structures balisées du rock à papa, et convaincus que leur musique gagnerait bien plus à être ressentie plutôt que simplement comprise. Car il est inutile de chercher à déceler la moindre ligne directrice sur un morceau comme Bowling : en moins de 4m30, le groupe produit autant d’idées que bien d’autres n’en ont sur tout un album.

Bizarrement, la musique de Patton n’est pas un pré d’herbes folles : c’est un green anglais, tondu au quart de poil. L’écoute de l’album peut faire illusion, tant la musique semble incontrôlable, irrespectueuse des rythmes et des harmonies et comme abandonnée aux turbulences de l’improvisation. Une fois le groupe sur scène, on comprend vite qu’il y a méprise : les morceaux y sont joués minutieusement à l’identique, chaque bizarrerie réapparaît, chaque arythmie est reproduite. Bref, ce groupe est encore plus tordu qu’il n’en a l’air puisque ce n’est pas dans l’interprétation qu’il manifeste son goût pour l’absurde, mais dans l’écriture même. Faire du bruit sur un manche une fois, c’est facile. Avoir eu l’idée de produire ce son étrange, de le graver sur disque et de le reproduire à l’identique sur scène, c’est autrement plus ambitieux.
Même stupéfaction à l’écoute des paroles (rares) des morceaux : en anglais ou en français, le groupe couche les mots de la même manière qu’il compose sa musique. Les dissonances deviennent assonances, les juxtapositions deviennent appositions. De même qu’il est vain de comprendre chaque phrasé musical, il est inutile de chercher à saisir le sens de chaque phrase : mieux vaut ressentir les ambiances musicales et se laisser surprendre par les associations de mots.

La musique de Patton est très rarement expansive. Elle balbutie, se modifie insensiblement, se contorsionne, mute, se répand, et implose. Bon nombre des morceaux manifestent cette science de la frustration que l’on retrouve sur Spiderland de Slint ou chez Shellac. Jamais sur Les Chiens, Max Bodson (chanteur/guitariste) ne desserre les dents lorsqu’il répète rageusement « then the hunt ». Et pourtant, la violence du message est on ne peut plus palpable. Sur Jaune-rouge, le morceau se met soudain à dérailler, la guitare crache le même accord, la basse, lourde, la rejoint, le batteur se cale à son tour sur les deux autres instruments, et pourtant le morceau en reste là, comme après avoir atteint un minimax mais jamais un maximum. Le morceau fini, on est pourtant lessivé. Autant de raisons qui donnent à penser que Patton dispose d’un énorme potentiel d’écriture (à l’image de Ulan Bator). Autant de raisons qui font de Patton un groupe réellement impressionnant et intriguant.