En quatre albums, Big Boi et André 3000, les deux membres d’Outkast se sont bâti une place absolument à part dans le hip-hop américain. Tels Radiohead, Björk ou Beck, ces autres loners magnifiques des années 1990, ils tracent seuls depuis 1994, loin des modes du moment, et pourtant toujours au sommet des charts, du moins de l’autre côté de l’Atlantique (tous leurs précédents albums ont dépassé le million d’exemplaires, et ce dernier est bien parti pour être leur plus gros succès). Aux côtés de Goodie Mob (qu’on retrouve sur cet album), ils ont fait d’Atlanta l’une des scènes les plus originales de la scène hip-hop US, avec pour signes distinctifs un flow rond mi-rappé, mi-chanté (fredonné, plus exactement) mais ne tombant jamais dans l’ornière r’n’b, une prolixité dans l’instrumentation et, surtout, un goût pour l’expérimentation ludique rappelant tout à la fois le meilleur du funk sudiste sous influence New Orleans et l’odyssée P-Funk de la fin des années 1970.

Stankonia, produit comme d’habitude par l’équipe Organized Noize, reprend les choses là où les avait laissées Aquemini (leur grand disque de 1998) : mêmes éclectisme et luxuriance dans les arrangements, qui mêlent électronique et instrumentation live, mêmes lyrics festifs et sombres, même ambition (24 titres, 24 occasions d’expérimenter). Tout est donc pareil, c’est-à-dire que tout est différent : Outkast est en effet l’un des rares poids lourds du rap US à donner ainsi l’impression de faire ce qu’ils veulent, sans se soucier, non pas du public, mais de l’industrie, à oser innover, à pousser toujours plus loin le concept du hip-hop, par goût du jeu, par désir de faire du neuf. Leur assise commerciale les autorise à tout tenter -y compris à faire des hits (mais pas comme tout le monde, quand même, avec toujours cette exigence d’originalité dont est par exemple totalement dépourvue la musique de Master P, l’autre roi du rap sudiste) : Ms. Jackson, avec ses percussions à l’envers, est ainsi bien parti pour vous accompagner jusqu’au printemps.

La force des disques d’Outkast réside dans leur capacité à complètement transformer de l’intérieur les codes du rap pour les magnifier, sans en trahir ni en renier l’esprit originel. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit du côté de la frange la plus méprisée de la galaxie hip-hop, vers la Bass music (dont Atlanta est après Miami l’autre centre névralgique), qu’ils soient allés se ressourcer pour leur premier maxi, le bondissant B.O.B. (qu’on ne devrait pas trop entendre par ici, hélas). La diversité des styles utilisés ne nuit pas à la cohérence de l’album, qui est de toute façon assurée par le flow tantôt traînant, tantôt ultrarapide -mais toujours fluide- de Big Boi et André 3000, et par la patte Organized Noise, reconnaissable à ces beats liquides et à ces ambiances spatiales qui font la spécificité du « son » Outkast. Quant aux featurings, relativement limités (B-Real sur Xplosion, Erikah Badu -l’ex d’André 3000- sur Humble Mumble…), ils se fondent avec harmonie dans l’ensemble sans le dénaturer.

Tout le disque oscille ainsi d’un genre à l’autre, d’une idée à une autre, dans cette espèce d’euphorie décalée qui traverse également les lyrics : les personnages d’Outkast (le petit peuple de l’Atlanta de la rue et de la nuit : macs, bouncers, putes) sont toujours humains, avec cette fêlure apparente qui fait défaut à la plupart des gangsta-rappeurs, trop pressés de jouer leur rôle sans distance. Outkast travaille au contraire dans l’ambiguïté, rappelant par moments le Prince de la décennie pourpre 1979-1989 (André « 3000 » Benjamin traîne d’ailleurs une réputation d’homosexuel dans un milieu rap US bien trop content d’évacuer ainsi toute forme de subtilité). On n’en dira pas plus.