Le pianiste cubain affiche la couleur : Prietos, c’est noir. « Vraiment noir », enchérit-il d’un adverbe qui signifie la permanence africaine dans toutes les cultures essaimées du continent, de l’Amérique latine aux Etats-Unis, en passant par le Brésil et les Caraïbes, autant dire aujourd’hui le monde en son entier. L’idée de puiser sans en omettre aucune à ces sources pour créer « un tout cosmopolite adapté à notre époque » anime le projet musical d’Omar Sosa qui rejoue la scène de Mother Africa. Mère généreuse, nourricière, au giron rassembleur. A l’écoute de la « voix des Anciens », de son espéranto du rythme, il a voulu « mettre ces cultures noires sur le même plateau ». « Il y a une vérité africaine qui nous unit. » Autant dire que Sosa a davantage qu’une intuition : un programme -celui d’un aufklärer caraïbe : « Prietos est un échantillon honnête de ce que notre monde torturé pourrait devenir : une unité de cultures, de peuples, de nations, une unité de la raison ».

Sans vouloir débattre de sa signification réelle, hors le contexte d’un vœu abstrait, on entrevoit à l’écoute de l’album la distance qui sépare cette utopie universaliste de la Babel sonore qui lui tient lieu d’expression. Le talent monstre du pianiste -assez discret ici-, son réel génie du coq-à-l’âne dont l’album Free roots a fait état, l’énergie qui parcourt l’ensemble ne parviennent pas à transcender une matière que trop de densité a rendue indigeste.

Des enregistrements multipliés aux quatre coins du monde et les facilités qu’offre désormais le montage en studio ont sans doute empêché le recul nécessaire pour dominer cet ambitieux projet. Car le foisonnement chaleureux qui mêle rythmes cubains, africains, américains, timbres de partout, voix du rap et voix d’ailleurs, ne laisse pas d’interroger, le premier moment d’ébriété retombé. L’accumulation n’est pas la voie de l’unité, elle en est la parodie. Et l’idée que le rythme est l’élément qui permet d’obtenir cette unité ressemble dès lors à une pétition de principe. La superposition de figures et d’héritages différents ne suffit pas à instaurer un échange. Une relative imperméabilité condamne à se stratifier, sans plus d’effet qu’une progression bancale, un saxophone vitaminé, genre jazz acrobatique, et des percussions au chaloupé paresseux, entre lesquels s’encastrent encore bien d’autres pièces d’un puzzle aux richesses un peu vaines (Takes a second, Mother Africa). Un conflit de vitesses s’instaure, qui scelle une distance irréductible. S’il est une vérité de la polyrythmie c’est qu’elle n’unit pas « de manière abstraite », selon les propres mots de Sosa, mais qu’elle propose une temporalité qui subsume tous ces rythmes en les laissant respirer. Nous craignons plutôt que « cette manière abstraite », en oeuvrant au « rapprochement entre les cultures d’origine africaine et la réalité universelle moderne », abonde tout simplement dans le sens de cette autre abstraction rationnelle qui régit la mondialisation économique. On sait ce qu’il advient de l’Afrique sur ce terrain-là.

Sheldon Brown (ss, ts, cl, bcl), Omar Sosa (p, vcl, perc), Geoff Brennan (b), Gustavo Ovalles (perc), Elliot Kavee (dm), Will Power (raps, vcl), Martha Galarraga (vcl).

+ guests : Nestor Zurita (as), Robbie Kwock / Carlos Avila (tp), José Raul Garcia (tres g), Moulay M’Hamed Enneji Fakihan (mandoline), Heleno Goulart, Miguel Rios Morales, Harouna Dembele, Aly Keita, John santos, Vladimir Espinoza, Limberg Valencia, David Frazer (perc), Nach Marraquech, Abdejalil Kossim, Moulay M’Hamed Enneji Fakihan / Yassir Chadly / Michel Ferre / Rosa Wilda Valencia, Catalina Mina, Maria Veranza, Erodita Valencia (La Voz del Niño Dios) (vcl), Darina Ortiz, Maria Marquez (lead vcl), Maria Auxiliadora Figueiredo (poète). Enregistrement de base à San Francisco, 07/2000 + enregistrements additionnels à Paris, Barcelone et Quito.