On a découvert Charles-Eric Charrier excavant la matière musicale dans ses intervalles même au sein du duo Man, alimentant ainsi plus ou moins malgré lui cette « histoire de fantômes pour les grandes personnes » chère à Warburg (Aby) et qui personnellement nous occupe plus que de raison depuis que les lustres ont un nom. Après quoi, pas à une tangente près, le bonhomme s’en est allé braconner sur toutes les terres mal situées, par la diagonale le plus souvent et outre ses nombreuses collaborations quasi télépathiques, il fût chasseur solitaire ET fauve traqué, bâtisseur de musées imaginaires et dynamiteur des mêmes. Vous suivez ? Tant pis. C’est que Charles-Eric Charrier n’a ni maison ni boussole. Seulement l’appétit de sa propre mémoire (ce machin rotatif tapissé de glue) et l’imagination inquiète des sourciers insomniaques. De projet en projet (d’aventure en aventure devrait-on dire), il prend la température du monde par son fondement (son trou du cul si vous préférez) et par les parallèles tirés à l’arc (ou par la bobinette-et faut dire que la chevillette a chu).

Rebaptisé Oldman par le poivre le sel, aguerri dans l’art de la flibuste, le voilà campant sur tous les fronts brûlants, armé notamment de deux beaux disques sismographes : Son, father and son et Two heads bis bis, récits de voyages immobiles, à lire à la lampe de poche, cœur d’enfant et salivant de trouille. Le premier, idéalement mis en son (spacialisation goûtue, profondeur de champs) par Thierry LeCoq – dont on reconnaît aussi les chouettes guitares millimétrées bizarre – alterne bruit blanc cassé, chansons trainées à voix basse et français grognon, groove au lance-pierres. Oldman a ramassé dans les décharges bouts de folk froissé, babioles atonales, la planche à roulettes d’une funkerie cul-de-jatte, les chiffons sales des musique mal encyclopédiées pour en faire au marteau le radeau médusé de ses considérations intimes (il s’agirait de leur faire voir du pays). Paternité, mort, colère et miséricorde : l’éventail archi-impudique d’une conscience en mouvement roulé dans le gravier, soufflé sur les mélodies de tendres berceuses elles-mêmes bousculées par le bruit, des restes no-wave, la brutalité du punk, le vent chaud du free. Il serait indélicat de trop commenter, analyser Son, father and son, album personnel au long cours qui ne demande rien tant qu’à être « déliré » plutôt qu’inspecté. Dans sa forme, il pourrait évoquer un rejeton chuchotant du Parallèles de Berrocal (bric-à-brac mêlant chanson, musique industrielle, improvisation, plaisir gratuit du boucan bien). Dans le fond, il appartiendra à chacun d’y saigner du sang qui lui plaira.

Le second, Two heads bis bis, tire quant à lui sur la corde de l’improvisation collective à partir de riffs de basse méditatifs déclinés sur tous les modes. Une basse granuleuse et plombée, abouchée contre les enceintes aux transes désarticulées des fûts, peaux et cymbales. C’est cette fois à l’observation ralentie d’une Afrique fantasmée qu’on grelotte et tremble. Ici encore, mix impec (dû à Charrier lui-même) où vibratos de guitares, orgues, samples ectoplasmiques, râles, susurrements et babil caillouteux trament dans le lointain un arrière-monde possible à la psyché d’Oldman, troué des spectres lancinants de toutes les musiques. C’est un disque tellurique, vibratoire et décharné, terriblement physique bien qu’étoilé de rêveries louches. Un disque humble de ressac et d’orage à mordre, misant tout sur l’altérité, la boxe et les points d’interrogation. Au moment où l’on écrit ces lignes, Charrier l’affamé prépare déjà mille autres croisières en mer d’huile. Guettez-le.