Personnage des plus respectés, épinglé comme un atout majeur de la New Thing, partenaire des grandes heures de Don Pullen et d’Albert Ayler, Milford Graves aura participé de bien des moments clés de l’émancipation du jazz et de son instrument, en compagnie de Sunny Murray, d’Andrew Cyrille, de Rashied Ali et quelques autres. Mais au-delà de cela, nul peut-être tant que lui n’aura cherché à porter son langage au-delà du point où fusionnent toutes les traditions. Débutant comme congaïste, il assimilait en même temps la musique latine et les racines africaines -nigériane et ghanéenne- de la frappe à mains nues ; à quoi il ajouta l’étude approfondie des tablas. Loin d’en tirer une approche syncrétique où se côtoieraient plusieurs vocabulaires, Milford Graves a fondu ces lexiques en une voix. Cet album ne s’appelle pas Stories par hasard. En la voix conflue ce que de vieux dualismes s’obstinent à séparer : le corps et l’esprit, la matière et le logos, les affects et le sens. La parole et le cri passent par ce même goulot. Dire qu’une voix s’ébranle dans la frappe n’est pas simplement évoquer celle, bien réelle, qui tout au long fredonne ou vagit, affirmer une singularité ou pointer un cousinage avec d’ancestraux talking drums, mais signifier qu’au-delà de cela, Milford Graves a pris position sur tout ce qui fait jointure, a donné une voix à l’articulation du Moi et du monde. Ses rythmes ne se laissent pas enfermer dans l’idiome d’une culture, ne sont pas davantage le sismographe d’un corps vivant ; ils affluent comme des coups de sang, mais revêtent une portée cosmique, abouchant dedans et dehors sans pour autant les indifférencier. La musique prend donc la forme d’une imbrication de courants plutôt que d’une stratification si complexe soit-elle. Un xylophone déroule sa mélopée pentatonique sous une voix chantante, la grosse-caisse précipite ses coups, le halo des gongs diffracte une courte attaque : la simple perception d’une polyrythmie ne rendrait pas compte du croisement de ces élans contraires qui sinuent entre le temps du corps et le temps du monde. Le corps lui-même ne se propose pas comme une unité rassemblée mais plutôt comme un ensemble de vitesses différentes dont la raison du rapport se situe en dehors de lui ; ce corps ne se remembre qu’à un niveau qui le transcende. La perspective à prendre sur un son, une frappe, un écho se trouve ainsi souvent renvoyée d’un cercle à l’autre d’une série d’emboîtements concentriques qui s’élargit du tréfonds d’une pulsation intime au plus lointain des mouvements gravitationnels. Milford Graves, praticien de l’acupuncture et des arts martiaux l’a dit : « I do like to be global in what I do. » Il ne sépare pas dans sa vie, sa pensée, ce qui tient de la musique du reste de son existence. Les titres des pièces reflètent splendidement cette philosophie pratique du continu, et son corollaire, la réversibilité : Optical inversions, Speaking to the spoken, Changeable changes, Continuous conversations, Evolving pathways.

Milford Graves (dm, perc). New York, 25 juin 2000.