Yeepee, Matmos s’est replongé dans son Anthology of american folk music. Après The West, leur premier grand disque juste avant canonisation paru sur leur propre label Vague Terrain en 1999, et qui fut l’une des premières vraies tentatives de faire souffler les mécaniques glaciales de la musique électronique fouilleuse avec le souffle chaud de l’americana et de dessiner les woods sauvages d’Emerson autant avec des cut-ups abrupts de DSP robotique (tout le monde ou presque s’y est mis depuis) qu’avec la guitare maltraitée de David Pajo, les deux compères les plus doués de la scène electronica US retrouvent quelques pans de territoire qu’ils ont l’air d’affectionner particulièrement. Grand bien leur en fasse, c’est là que leurs esprits géniaux, éminemment cultivés et hilarants se plaisent le mieux et redeviennent les plus fertiles. Ceci dit, The Civil war est loin d’être une redite : loin de se reposer sur des quelconques gimmicks, le duo qui aime bien se gratter le haut de sa tête bicéphale rentre ici dans des bois inexplorés et court vers de nouvelles plaines pleines de surprises hasardeuses. Comme dans le Mason & Dixon de Thomas Pynchon, on réécrit ici les épisodes les plus connus de l’histoire (musicale) américaine pour leur faire dire les choses les plus extravagantes : tout est bon pour tordre les styles et les poncifs, les clichés et les structures rigides, et il n’y a pas de raison que Boz Scaggs refuse de jouer avec un robot poussiéreux.

D’ailleurs, la guerre civile ici racontée ne rencontre les histoires de sécession que très épisodiquement : sur le magnifique Z.O.C.K, qui s’amuse d’une ritournelle aux fortes consonances irlandaises, Matmos fait mine de dessiner une jolie gravure du XIXe siècle américain, mais parle en fait de destruction du monde occidental et emprunte son titre (Z.O.C.K pour Zealous Order of Candied Knights) à l’actionniste viennois Otto Muehl. The Stars and stripes forever vous invite à venir fêter le 4 Juillet dans une école maternelle de Chesapeake Bay, avec les mamans, les tupperwares, et les gâteaux au chocolat avec glaçage nappé de circonstance, mais seulement pour vous faire avaler une attaque de V-2 dehors (d’après les intéressés, on y entend aussi des junkies parler). Regicide, en introduction, sample, comme le minimaliste américain Phil Nibblock, un orgue de barbarie légèrement désaccordé, mais parle proprement, volontairement, d’insurrection (Matmos parle de la « fonction constructive du rituel d’assassinat du roi dans les sociétés agro-industrielles », ce qui ferait sûrement beaucoup de bien au peuple américain ces temps-ci) et invente une étrange esthétique désuète, une musique qui a l’air d’être traditionnelle mais qui en fait a été élaborée de toutes pièces. Bref, on fait de l’histoire, mais à la manière des grands écrivains post-modernes américains, Volmann, Barth ou Pynchon : en la réinventant totalement et en la redistribuant à ses acteurs éparpillés.

Reconstruction et Yield to total elation, qui, du haut de leurs dix minutes respectives, se suivent et servent de pivot au disque, sonnent en apparence de manière plus attendue, car on y retrouve les montages de guitares en picking et les déflagrations digitales qui avait fait de The West cet objet si atypique, et ces mélodies folk qui sont devenus le poncifs du folk indie américain. Reconstruction invoque la pulsation folk rock essentielle, et finit comme de rigueur, avec un joli pedal steel et des entrelacs joués par David Grubbs : le mystère est un peu mince et les surprises prennent un peu de vacances, mais c’est joli. Y.T.T.E, en revanche, en forme d’assaut volontaire de la pop music, recèle bien des surprises dans les interstices : un solo de guitare à la Robert Fripp, une batterie qui se transforme en ver luisant, des étincelles électriques par milliers qui transfigurent la mélodie, et une abyssale construction de carillons tintinnabulants et de bends de guitare défigurés. Précisons qu’une fois de plus, nous sommes en territoire inconnu, loin de toute posture post-industrielle, de tout indie attitude, de toute nerdie-laptop-attitude aussi. C’est également flagrant sur l’avant-dernier The Struggle against reality qui commence comme une comptine folk sombre et habitée, pour finir en boucan lettré.

Une fois le disque achevé, on réalise à quel point Matmos est en effet devenu un groupe nécessaire du paysage contemporain, loin des castes et des schtroumpfs à lunettes. On pourrait, en bon fan casse-bonbons, se montrer quelque peu circonspect de la manière dont le duo se laisse parfois aller à n’être que lui-même, et ce pour la première fois, sur ce Civil war définitivement brillant. Le fait est que peu, très peu, dans la scène électronique mondiale, possèdent une envergure et une identité artistiques de l’ordre de Matmos. Peu s’octroient aussi autant de libertés. En lui-même, The Civil war est un bijou moderne et contemporain comme on en entendra peu cette année.