Echappée belle tardive mais enthousiasmante pour le label Brainfeeder : après des mois à avoir éclusé ses clones, Steven « FlyLo » Ellison débauche coup sur coup le bassiste de Suicidal Tendencies et Martyn, petit seigneur parmi les plus révérés de la bass music européenne à la street credibility notable jusque dans les faubourgs londoniens. Ceux qui connaissent un peu la carrière de ce globe-trotter du dubstep élevé à Rotterdam (capitale européenne du purisme techno) et émigré dans la banlieue de Washington ne seront peut-être pas surpris de le voir frayer avec le crew le plus emblématique de la nouvelle école électronique américaine : jungliste réformé à l’école la plus deep du hardcore continuum britannique, Martijn Deykers a largement contribué à cette fameuse émancipation du dubstep qui reste l’imprévu le plus notable de la timeline dance de ces trois dernières années. Musicalement, Ghost people n’a pourtant rien à voir avec le neo abstract hip-hop sablonneux des Teebs, Samyam ou Matthewdavid. Bien moins bariolé que son prédécesseur (le poppy mais très réussi Great lengths), Ghost people ressemble dès son intro romantique à un album de Model 500 revu et corrigé par un producteur de Funky basé à Croydon. Comme 80% des disques siglés post-dubstep sortis ces six derniers mois, me direz-vous.

Formaliste rigoureux mais jamais docte, Martyn traite pourtant ses matériaux ancestraux avec l’âme d’un vieux vétéran plutôt que d’un conservateur de musée. C’est assez paradoxal pour un producteur de son âge, mais le Hollandais semble presque immunisé contre le maléfice rétromaniaque qui accule la plupart des jeunes producteurs de dance au collage, à l’upgrade ou la photocopie. Pendant que ses collègues se contentent de remplir leurs tracks flambant neufs de signaux comme autant d’injonctions à la nostalgie, il privilégie le souffle à la maestria. On ne sait rien de ses méthodes d’enregistrement, mais sa musique a le grain, le flegme et l’évidence des disques trafiqués à même les machines : véridique ou jouée comme une fiction, la méthode empêche les effets de manche ostentatoires et les développements baroques qui feraient déborder ses morceaux de la house et/ou de la jungle pour aller vers l’electronica. Insider incarné, Martyn a le karma gorgé de vieilles scies de Detroit ou Chicago et il aime tenir ses séquences harnachées plutôt que de les abandonner à des destins ascensionnels trop évidents. Quoi qu’il tente sur Ghost people (et il tente beaucoup), le Hollandais ramène ainsi tous ses morceaux au même feeling deep techno, aux mêmes nappes grasses et à la même rigueur monodimensionnelle, même quand l’emphase mélodique prend le dessus sur les staccatos de basse. Ainsi l’album a beau errer dans un grand territoire rave-y sans clôtures, même ses hommages (dont le beau Bauplan, énième clin d’oeil à Carpenter via le Assault on Radical Radio de I-F, hymne indestructible de la Rotterdam italo techno) se tiennent au garde-à-vous d’un dogme formel à la limite de l’ascèse qui les aident paradoxalement à prendre de l’altitude. Quand arrive le grand final à tiroirs ( are you in the future), la libération est belle, spontanée, évidente. Martyn n’a rien inventé, mais c’est un vrai musicien.