C’était il y a longtemps. Trop longtemps peut-être. En face B d’un single d’American Music Club, Johnny Mathis’s feet. A l’époque de Mercury donc. Deux morceaux dont on peine à se remémorer vraiment les titres. Il était question de Godzilla, de Bodybags (les sacs servant à transporter les cadavres des soldats tombés au front) et d’aéroports. Ces deux titres nous avaient convaincus que Mark Eitzel était un génie, que des chansons comme ces deux-là, on n’en croiserait pas souvent. Sur ces deux chansons à l’état de démos, Mark Eitzel était seul avec une boîte à rythmes et il volait vraiment très haut. Il y a des choses qu’on a du mal à raconter, ni même à décrire.

Alors, lorsqu’on a appris que The Invisible man, son nouvel album solo, avait été enregistré sur un ordinateur acheté pour le prix de six journées de studio, on a eu un petit frisson, espérant trouver notre homme là où on l’avait laissé il y a trop longtemps. Mais le songwriter classique, une fois confronté aux machines et à l’informatique, suit un parcours finalement logique (« je n’ai pas besoin des musiciens, je vais donc tout faire moi-même ») et souvent voué à l’échec. Toutefois, on ne fera pas à l’ancien American Music Club le vilain procès de l’opportunisme (« je sais vivre avec mon temps ») car ses chansons tiendront toujours debout. Mais pour ce qui est de l’électronique, il n’y est pas du tout. Tout cela sonne comme une ex qui vous rappellerait miraculeusement. Pour mieux se refuser ensuite…
C’est pourquoi, une fois de plus, on est déçu par un disque de Mark Eitzel, qui contient certes de grandes chansons mais dont l’inspiration de songwriter se voit à nouveau contrariée par des arrangements qui ne lui rendent pas justice. Par exemple : on n’a pas envie de faire plus ample connaissance avec The Boy with the hammer in the paper bag et autres chansons déformées par le sequencing. Même si le style est toujours là, sur Bitterness notamment, qui sauve notre homme de la faillite et justifie son acquisition. « Bitterness poisons your soul » y entend-on sur un rythme emprunté et faussement enjoué, alors que des sub-basses se superposent à une ligne de basse type Joy Division-New Order absolument digne. Si tout l’album était de cet acabit, il s’agirait là sans aucun doute de son meilleur. D’autres morceaux d’ailleurs sont à l’avenant : Anything ou Without you, belles chansons pour une amie suicidée (extrait : « Without you I drink more than I cry »).

Or Mark Eitzel nous promet souvent des montagnes et peine finalement à nous amener très haut. A part sur scène, où cet homme compte bien peu de rivaux encore de ce monde. Le monde est ainsi fait que même à Londres, où l’on reconnaît pourtant enfin officiellement Eitzel comme le meilleur songwriter de sa génération, on ne peut le voir sur scène que dans une boîte à chaussures, à guichets fermés forcément. Là, cet homme, seul avec une guitare et une bouteille de vin, peut littéralement vous faire saigner le cœur par les oreilles, vous faire cracher tripes et boyaux, vous suffoquer d’émotion, vous faire perdre le souffle, haleine et tranquillité. Tout en sachant se moquer de lui-même, le plus naturellement du monde.

Deux petites remarques encore : sur Steve I always knew, il ânonne un « You were right » à la manière de Malcolm Mooney dans le classique de Can, Yoo doo right. Plus cocasse encore : le morceau final est une énumération typiquement dylanienne et quasiment festive intitulée Proclaim your joy, dont une sortie en single assortie d’un improbable hit mondial constituerait un assez fabuleux pied de nez au destin de ce maudit parmi les maudits. Car finalement, sur la longueur, on n’arrive toujours pas à lui en vouloir.