L’intelligence du parcours proposé, d’un instrument l’autre, par Madjid Khaladj le dispute à sa virtuosité confondante. Conduites avec une délicatesse inouïe, ses improvisations nous font accéder aux rigueurs d’une tradition séculaire tout en lui donnant l’aspect d’un champ immense à parcourir librement. Un savoir qui rend léger : c’est là sans doute l’héritage de maître Hossein Tehrâni, un cadeau qui nous est transmis enrichi, mûri d’années de pratique et d’enseignement. L’égalité parfaite de la frappe, la netteté des carrures et la clarté des plans sonores comme de leur articulation sont les indices les plus évidents de la maîtrise instrumentale de Madjid Khaladj. Mais c’est en poète mettant son savoir au service d’une exigence d’une autre nature qu’il fera succomber sous le charme ceux que pourrait rebuter un programme de percussions seules. Leur variété de timbre et d’utilisation balaye au premier son ce genre de réticence.

La construction de la première pièce des quatre dédiées au tombak, instrument majeur de la musique savante persane, ne laisse aucun doute sur la nature rhétorique qui sous-tend l’improvisation. De l’exorde à l’éblouissant crescendo qui repose sur un vif contraste entre la légèreté de la frappe et la tension qui en résulte, on peut saisir chaque inflexion du poème devenu rythme pur. Dans Naqsh dar naqsh (Image dans l’image), c’est en revanche la matière même du rythme, sa chair, qui devient le sujet. Le tombak y est magnifié. De la rondeur sourde des basses à l’extrême précision du roulement des notes aiguès, le jeu exploite avec élégance la grande variété des temps de réponse de l’instrument. Mais lorsqu’il aborde un morceau didactique mettant en jeu la mémoire des cycles sur une structure à 36/8, c’est la musicalité même du rebond et son ondulation porteuse d’une parole absente qui touche avec non moins de grâce. Un art de la suggestion aux antipodes de l’expressionnisme, jamais guindé néanmoins en des formules d’école, s’adonne aux jeux imitatifs avec un goût stylisé. La discipline stimule alors l’imagination. Le frisson cuivré des cymbalettes passées au pouce et au majeur suffit à susciter le babil d’Oiseaux des songes. A l’inverse, la spirale cosmologique qui s’ébranle d’un simple frottement sur la peau du tombak emporte dans son orbe une polyrythmie de timbres (comme on a pu concevoir, ailleurs, une mélodie de timbres), cette spirale sonore incarne véritablement une idée abstraite. La pensée et le corps, le langage et les sons, l’invocation et l’évocation trouvent en ces mains leur point de jonction. Le daf et le dayré, deux tambours sur cadre agrémentés, comme le tambour basque, de petits anneaux métalliques sont les instruments privilégiés des derviches. Sur leur fondamentale très ronde, un peu lointaine et d’une grande douceur tranchent les notes aiguès et entêtantes. Leur timbre claironnant brille et rebondit comme la foudre. La lumière éclabousse. Vecteur approprié du sentiment mystique, le daf est au service de pièces inspirées de cérémonies invocatoires (Zekr), aux titres de médaillons : L’ésotérique (Bâten), Le mystique (Aref). Le génie de Madjid Khaladj transcende tout à fait la nature diverse des pièces présentées pour les inscrire dans un cercle où chacune répond à l’autre en une continuité qui tient du merveilleux. Sous ce titre neutre et universitaire de Percussions d’Iran se cache en réalité l’un des plus forts hommages fait à la musique même par un véritable créateur, à ses pouvoirs profonds, à sa puissance ravisseuse.

Madjid Khaladj (tombak, daf, dayré, zang-é saringôshti). Enregistré en France, le 22 août 2000.