La collection « Echos », dirigée par Jacques Erwan, repose sur une idée, belle autant que simple : ne pas séparer la musique du tissu de la vie. Ces sons pétris d’une histoire complexe ne nous parviennent pas comme des objets de musée, séparés des hommes qui les transmettent ; ils ne viennent pas résonner à nos oreilles lointaines et ignorantes dans une gangue de silence. Ils ont été cueillis à même la vie, prélevés dans un univers sonore auquel ils adhèrent, y puisant sens et substance. La musique, quelle et d’où qu’elle soit, savante ou populaire, vit d’échanges permanents avec un milieu qui a façonné ensemble l’oreille qui l’a produite et celle qui l’écoute. Livrée ainsi, comme un arbre avec sa motte et non point un bouquet de fleurs coupées, elle sonne autrement, s’épanouit autrement en nous. Entre la rumeur nocturne sur les rives d’un lac, un défilé de fanfare, la course d’un pousse-pousse dans les flaques ou celle d’un 4 x 4 à travers la brousse, et des cris d’enfants, leurs comptines, la musique prend place dans la quotidienneté, elle distrait, pour la danse, accompagne les rites -circoncision, veillée funèbre-, les âges de la vie, elle narre ou vise la possession. La dramaturgie du montage qui part de la nuit et des voix individuelles pour introduire peu à peu l’univers des hommes et la dimension collective et sociale, accorde une place importante aux bruits du déplacement, une activité essentielle dans un pays tant vaste que divers. Sa justesse, sa subtilité ne s’affichent pas dans d’habiles fondus enchaînés, au contraire. Il n’est jamais fait mystère sur l’origine « prélevée » des enregistrements, et l’on reconnaît au moindre détail de cette production qu’elle relève d’un vrai souci éthique, de ceux qui firent dire jadis à Bresson qu’un travelling est affaire de morale.

Madagascar est un des endroits où le colonialisme français s’exerça de la façon la plus sauvage. De cette île incroyablement diverse, devenue l’un des conservatoire naturels les plus importants et les plus menacés de la Terre, provient une culture à son image, luxuriante et contradictoire. On y entend l’Afrique dans ses percussions et ses mélopées pentatoniques, certains chants haletés, des rythmes frappés dans les mains ; l’Europe, qui a laissé trace de ses quadrilles, d’un certain univers tonal, qui a légué quelques-uns de ses instruments ; et l’Asie n’en est pas absente, cependant moins lisible dans les sons que dans les chairs. Mais le plus étrange n’est-il pas d’entendre le flux mélodique ininterrompu qui jaillit, rythmé, cadencé, chaloupé, de l’accordéon de Jean Patsa aussi proche d’un cajun de Louisiane que la famille de Rakoto Frah semble l’être d’un groupe de voisins de Rio de Janeiro ? Le monde entier paraît sorti de cette empreinte de pied gauche à quoi l’on a pu comparer Madagascar. Mais les instruments de musique propres à ces Galapagos de l’océan Indien n’ont rien à envier à l’originalité de sa faune ou de sa flore: du valiha, dont la forme (un tronçon de bambou) ne laisse rien présager du son (proche de celui d’une guitare), du marovany (rappelant les harpes mexicaines), à la sodina, une flûte à la sonorité mate, en passant par les instruments bricolés, mandoliny qui sonnent splendidement comme des charangos avec des basses fermes et puissantes… On est constamment troublé par les évocations sonores qui nous renvoient d’un bout à l’autre du globe aux proximités imaginaires. Madagascar est un pays qui souffre, mais on sent à en écouter les musiques riches et puissantes, parfois virtuoses souvent enlevées sur fond d’un équivalent profond du blues, qu’en elles ses habitants relèvent la tête, qu’ils y puisent leur vraie souveraineté. Qu’en elle quelque chose résiste. Et c’est tout à l’honneur de ces peuples comme à celui des concepteurs de ce voyage musical que de nous le faire sentir.

Les musiciens : Ratovonirina Ranaivovololona (valihas pentatonique et diatonique), Bekamby (cithare marovany, perc. katsà, vcl), Remanindry (vcl, viole à archet lokanga), Norbert Jaovita (marovany, perc. faray), Jean Patsa (accordéon diat., vcl), Philibert Rabezaoza , akoto Frah (flûte sodina, vcl), Clarisse Rakotosamimanana et sa famille (acc., vcl, perc) ; des enfants ; et les groupes Marofatika (mandoliny, perc. faray), la Fanfare des Musiciens du Gouvernement, Ensemble Akombaliha. Prises de son : Xavier Yerlès. Mars-avril 1994.