Une voix de soie, un sourire dans cette voix qui laisse filtrer comme un bonheur tranquille -jusqu’à la plénitude-, et pourtant l’idée qu’il pourrait bien se trouver, sous ce sourire et cette bénédiction du chant, comme une longue histoire. Que la jeunesse du timbre, son rayonnement, sa désarmante séduction ; que cet art incroyable d’associer la plus grande sophistication au plus simple naturel, de recueillir le suc des mots dans les notes les mieux choisies pour l’offrir, comme une fleur épanouie, la dernière de la saison et pourtant la plus fraîche ; que tout cela, qui se résume en bouffées renouvelées de pur plaisir, ne peut venir sans avoir mûri longuement : non point en serre, ni même seulement en terre, mais dans le temps -et le soupçon vient que cette rosée du matin a connu sa longue nuit. Cette voix printanière ne déparerait pas un physique de fringant quadragénaire.

Luqman Hamza, dont on pourrait croire qu’il n’a connu que l’éternité d’un seul printemps, en compte aujourd’hui soixante-dix. Sa gloire n’a pas dépassé le triangle d’or des Etats-Unis qui relie Chicago, Kansas-City et Saint Louis (voir notre portrait). Mieux vaut assurément une gloire permanente mais locale dans l’une de ces trois villes, qu’un quinquennat au mieux sur les podiums internationaux. Resurgi récemment à la faveur d’un enregistrement de Jay McShann qui abandonna la plage ultime de son album What a wonderful world, Luqman Hamza se voit offrir la chance d’une tardive reconnaissance internationale avec le présent When a smile… Le choix très équilibré de standards un peu oubliés (Golden earrings, Do I hear a waltz), d’un Estate toujours seyant aux voix de velours (pensons à Sarah Vaughan), associés à de merveilleuses compositions personnelles, des ballades qui firent leur preuve (Expressing what she means to me, When a smile, When you surrender), le tout piqueté d’une fleur de Michel Legrand, ce programme se décrypte comme celui d’un grand professionnel. Les tempos s’échelonnent du plus lent à la plus légère des allures moyennes ; propices au swing aisé comme aux étirements sensuels, ils signalent surtout l’immense musicien.

Sa diction parfaite, sa façon racée de rebondir sur le pont, de relancer la mélodie d’une imperceptible pichenette, de registrer sa voix en l’aiguillant vers un grave souple ou un aigu éclairé de l’intérieur, le plus admirable est sans doute que rien n’y soit exposé, justement, à l’admiration. L’art de Hamza est très au-delà de ces considérations. Osons le mot : il est pur. Il faudrait accorder autant de place à l’accompagnement exemplaire de Willie Akins sur qui nous reviendrons bientôt, chacun de ses solos étant un modèle du genre, de ceux qui se dégustent note à note, dont l’évidence renvoie à leur trou de souris la plupart des gloires récentes qui s’essayent à ce jeu de vieux singe. Le saxophoniste qui a connu un destin assez similaire à celui du chanteur partage avec lui un sens aigu de l’économie des notes exigeant à son tour de les choisir avec génie. Personne alentour ne démérite, Will Matthews et Simon Rowe (accessoirement le producteur de Catalyst) secondent efficacement le merveilleux pianiste qu’est aussi Luqman Hamza. Cet album contient ce qui pourrait devenir un hit, un must, enfin toute chose qui ne peut s’appliquer qu’en anglais à des productions américaines : tannez votre disquaire ou procurez-vous cet objet directement et faites-le lui connaître, puis commencez par Golden earrings, et succombez.

Luqman Hamza (vcl, p), Willie Akins (ts), Will Matthews (g), Simon Rowe (p), Willem von Hombacht (b), Montez Coleman (dm). 30-31 octobre 1999.