En évoquant le temps qui s’écoule, ABC provoque une forme nauséeuse de vague-à-l’âme. Instinctivement, les souvenirs sont ravivés, et la comparaison s’impose : Kreidler est cette jeune fille blonde que l’on trouvait jolie et fascinante au détour d’une allée de la bibliothèque universitaire ; son F2 au quatrième était un palais chamarré, la moindre gorgée de thé bon marché en sa compagnie avait un goût d’exotisme. Une décennie après, la fraîcheur s’est envolée, l’homme moderne se surprend à haïr l’encens et les parfums à base de fruits, à critiquer l’absence de nouveautés, de prises de risques et d’initiatives que peine à compenser un savoir-faire indéniable. Au bout de vingt ans, on ne peut plus parler d’effet de surprise. Ainsi ABC, à défaut d’attirer une audience plus large, semble adressé à un public connoisseur et ciblé, qui ne serait pas insensible à un retour aux rythmiques carrées des premiers albums. Le constat est sans appel : les pionniers du krautronica déçoivent et ABC sort probablement quinze ans trop tard.

La démarche kreidlerienne repose sur l’harmonie du mariage des sons électroniques (rigueur des synthétiseurs) et des sons organiques (groove de la batterie, finesse de la guitare), l’importance accordée au dynamisme de la rythmique et enfin sur les nuances venant normalement briser la monotonie des répétitions. La musique du groupe est certes sophistiquée et réflechie, mais ne nécessite pas pour autant de mode d’emploi ou de formation préparatoire. On pourrait cependant légitimement accoler à son approche les épithètes « cérébrale » et « esthétique » (ce que confirment les clips réalisés pour Coldness, Sun, ou Impressions d’Afrique, titré d’après les écrits de Raymond Roussel).

Kreidler est allé jusqu’en Géorgie pour enregistrer ABC, album qui marque le vingtième anniversaire de son histoire, et reconquérir son public déçu par Den, sorti deux ans auparavant déjà sur Bureau B. Le label de Hambourg peut se targuer de proposer un catalogue classieux (sorties ces deux dernières années de Dieter Moebius, Pyrolator, Schneider TM ou de l’excellent Radiate ! de Camera, entre autres) et semble s’être fait une spécialité de sortir des groupes n’obéissant pas aux diktats des modes et des courants du moment.

De ses six titres, ABC ne récèle que deux morceaux dignes d’intérêt. Modul interpelle par la puissance de la section rythmique : une ligne de basse hypnotique, une même note jouée sept fois, met en transe avant sa brutale disparition et la sournoise création d’une impatience proche du manque, que vient combler une belle envolée finale. Ceramic, sur un mode plus ambient, est révélateur du soin chirurgical apporté par Kreidler aux arrangements ; il est impossible de rester indifférent à ces chœurs, qui constituent le seul moment du disque propice à l’évasion et à la rêverie. La récolte est bien maigre.

S’il est toujours aussi marqué par l’empreinte du krautrock, le disque se teinte aussi de dub, d’ambient et d’electronica (le très quelconque Destino ou le plus ambitieux Tornado, emmené par une batterie dantesque, qui laisse un goût d’inachevé), le transformant en véritable inventaire du savoir-faire et de la rigueur germanique. Ainsi, l’approche presque world music du titre d’ouverture, Nino, appuyée par une guitare très (trop) présente vaut le détour (pour l’éviter), et on ne sait que dire de la mise en avant d’un brouet aussi infect qu’Alphabet. Kreidler multiplie les motifs répétitifs et se caricature presque, l’excellence de la production et des arrangements ne dissimulant pas un relatif manque d’inspiration. ABC ressemble à une création inaccessible aux profanes, plus obstinée et têtue que jusqu’au-boutiste, empêtrée dans un style bourré de tics ; morne ensemble que l’on peine à revêtir de paysages, d’images et de couleurs.

ABC n’est clairement pas un album original et innovant, mais témoigne d’une rhétorique inamovible où le moindre élément, le moindre son, vient se loger pile à l’emplacement qui lui est alloué; un ensemble impeccablement ajusté, mais sans le moindre écart de conduite susceptible de prendre l’auditeur à contrepied. Ni audace, ni panache – juste un équilibre lénifiant. Comme une épouse déçue et délaissée, on aimerait partir plus loin ou plus haut, retrouver le goût de la surprise, de l’inédit et de l’inattendu, et non recevoir un bouquet de douze roses équatoriennes rouges. ABC évoque le travail d’un cadre administratif : propre, net et sans bavures. On lui accordera seulement, à de trop rares moments, la prime pour l’efficacité, en se murmurant à soi-même que cet ABC ne mérite pas mieux qu’un D.