Les privilégiés qui s’étaient déjà aventurés dans l’univers trans-stylistique inoubliable de The River, premier album enregistré par le duo, n’auront pas besoin de lire ces lignes : saisissante, onirique, profondément intimiste et étrangement grandiloquente à la fois, cette musique prend et ne lâche plus. L’histoire commence avec le premier album du pianiste norvégien Ketil Bjornstad pour ECM, en 1993 : cet artiste protéiforme, soliste du Philarmonique d’Oslo et interprète de Bartòk en 1969, partenaire de Jon Christensen et Arild Andersen quatre ans plus tard, auteur d’albums concepts, de collaborations rock, d’adaptations musicales de textes (John Donne, Knut Hamsun) et d’une bonne vingtaine de livres (romans, poèmes, ainsi qu’une fameuse biographie romancée du peintre Edward Munch), inventait dans Water stories un monde musical totalement inédit et irrésistiblement séduisant.

La substitution du violoncelle à la contrebasse permit la création du quartet The Sea à l’automne 1994 (avec Terje Rypdal à la guitare et Jon Christensen à la batterie) : au cœur d’une musique intense, fougueuse, illuminée par les fulgurances électriques du guitariste, s’imposaient par instants de courtes périodes de relâchement entre piano et violoncelle. « Il y avait quelque chose d’unique dans cette dynamique et nous avions tous les deux envie de pousser plus loin », explique David Darling. A la puissance de The Sea succédait ainsi pour les deux musiciens un projet nettement plus intimiste, transcendant résolument toutes les barrières stylistiques et mêlant avec une fluidité naturelle musique improvisée et impressionnisme minimaliste sur un répertoire fortement inspiré des œuvres de compositeurs de la Renaissance (William Byrd, Orlando Gibbon) ; expérience unique, The River rendait impossible la distinction entre écriture et improvisation dans des pièces au charme immédiat et interprétées avec une subtilité et un sens de la nuance remarquables.

Trois ans et un second album en quartet (The Sea II, 1998) plus tard, Bjornstad et Darling proposent donc Epigraphs, prolongement d’un dialogue fécond abondamment poursuivi en concert. Traversé par un thème éponyme dont les musiciens donnent une triple variation, le disque est à nouveau axé sur un répertoire inspiré des musiques de la Renaissance (une Pavane de Byrd, un Fantasia de Gibbon, mais aussi des thèmes de Guillaume Dufay et Gregor Aichinger), dont les architectures mathématiques et les harmonies parfaites et épurées font le lit idéal des développements improvisés. Pour Song for TKJD, on s’éloigne de la rigueur de ces constructions repensées pour une musique de chambre à plusieurs voix sur un tempo adagio -surimpressions de cordes en re-recording par l’ancien élève de Janos Starker, sur lesquelles Bjornstad a apposé ensuite une partition de piano. Ailleurs, on retrouve les arpèges obsédants et les progressions lentes qui séduisirent Jean-Luc Godard -le cinéaste avait utilisé des extraits d’albums de Darling (notamment ses solos des années 80 : Journal october, Cello, Dark wood) et des morceaux de Bjornstad dans ses longs métrages Nouvelle vague, Forever Mozart et dans la somme Histoire(s) du cinéma (publiée par ECM). La pureté des thèmes, la force de leur interprétation, la splendeur des timbres, la simplicité confèrent assurément à cette musique savante et directe une puissance à laquelle on résiste difficilement : ce nouvel épisode de l’un des plus passionnants feuilletons musicaux des dix dernières années tient toutes ses promesses.

1) Epigraph n° 1 (Bjornstad) – 2) Upland (Bjornstad) – 3) Wakening (Bjornstad) – 4) Epigraph n° 1, var. 1 (Bjornstad) – 5) Pavane (William Byrd) – 6) Fantasia (Orlando Gibbon) – 7) Epigraph n° 1, var. 2 (Bjornstad) – 8) The Guest (Bjornstad) – 9) After Celan (Bjornstad) – 10) Song for TKJD (David Darling) – 11) Silent Dream (David Darling) – 12) The Lake (Ketil Bjornstad) – 13) Gothic (Ketil Bjornstad) – 14) Epigraph n° 1, var. 3 (Bjornstad) – 15) Le jour s’endort (Guillaume Dufay) – 16) Factus Est Repente (Gregor Aichinger)

Ketil Bjornstad (p), David Darling (cello)
Enregistré en septembre 1998 au Rainbow Studio (Oslo)