Ce n’est plus un secret: le rap, qui fête son trentième anniversaire ces jours-ci, est devenu le poids lourd de la culture pop aux Etats-Unis et la réception ce nouvel album de Kendrick Lamar en est la preuve éclatante. Ce troisième opus du rappeur californien, après le très remarqué good kid, m.A.A.d. city  il y a trois ans, déchaîne déjà les passions chez les fans comme dans les médias grand public (avec en particulier un long article dans le New York Times) et bat déjà les records d’écoute en streaming sur Internet. Mais au sein d’une société américaine de plus en plus tendue et inquiète suite aux évènements de Ferguson et à l’approche de la fin de la présidence Obama, un jeune artiste comme Lamar peut-il se faire une place dans le débat ? To pimp a butterfly est à l’image de ce que d’aucuns s’amusent à appeler le rap game aujourd’hui: complexe, dense et parfois aussi puéril que passionnant. Ce disque est assurément plus qu’un disque de rap, autant sur la forme que sur le fond. Aussi ambitieux que torturé, Lamar mélange des interrogations très personnelles à un vaste ensemble de questions adressées à la société américaine actuelle mais aussi à la culture hip-hop, laquelle semble parfois complètement noyée dans un flot ininterrompu de mixtapes et de frasques de Kanye West. Quelque part entre l’engagement d’un Gil-Scott Heron et les tribulations d’un mac comme Suga Free, Lamar est en construction et la tempête de ses réflexions est une matière brute parfaite pour cet album multi-facettes.

Prog-rap? Funk futuriste? On ne se risquera pas à une étiquette mais musicalement ce nouvel album va beaucoup plus loin que le précédent qui était assez sage au niveau  production. Pour marquer cette différence dès le premier morceau, il fallait un artiste bigger-than-life et c’est bien sûr le fantasque George Clinton – gourou P-funk et parrain de la scène rap west-coast – qui s’y colle sur Wesley’s Theory. La production est signée Flying Lotus, artiste iconoclaste de Los Angeles signé sur le label Warp (petit neveu d’Alice Coltrane pour l’anecdote), dont l’influence semble immense sur l’ensemble de l’album. En effet, la tonalité générale n’est pas seulement soul ou funk – certes il y a quelques samples d’artistes adorés par les rappeurs comme Isley Brothers, Sly and the Family Stone et James Brown – mais aussi du jazz et même du jazz furieux dont une bonne partie est jouée en studio (beaucoup d’instruments à vent notamment) et non chipée sur quelques vieux vinyles. Le « Every nigger is a star » de Boris Gardiner, musicien jamaïcain qui s’est fait connaître dans les années 60 et 70 aux côtés des Upsetters, Heptones et autres Junior Murvin, résonne comme jamais dès les premières minutes. Le rythme général de « To pimp a butterfly » est trépidant: entre les breaks incessants, les interludes, les textures qui s’empilent, la voix caméléon de Lamar (qui fait tout, du grave à l’aigu, du rap au chant en passant par le spoken-word), c’est une aventure sonique de tous les instants dans laquelle le groove se perd parfois au détour d’une saillie. Ne cherchez pas de hit évident, il n’y en a pas : aussi mainstream qu’il puisse être aujourd’hui Lamar n’a pas construit cet album pour faire le tour du monde avec un chapeau Vivienne Westwood (Pharell signe quand même un morceau, personne n’est parfait).

C’est avant tout au niveau des textes que l’album trouve son sel. Là où good kid, m.A.A.d. city  était essentiellement introspectif, To pimp a butterfly  est un album-concept dont les plis et replis s’appuient sur la métaphore-titre : les artistes afro-américains qui se font « pimper » (c’est à dire littéralement prostituer) par une industrie de l’entertainment qui modifie ainsi durablement leur mode de vie et leur rapport au monde. Ont-ils réellement une chance de s’exprimer et de trouver une place dans la société ou sont-ils irrémédiablement voués à l’échec et à l’oubli ? La référence donnée dès le début est celle de Wesley Snipes (Wesley’s Theory) qui a passé trois ans en prison pour une fraude fiscale s’élevant à 38 millions de dollars. Pas sûr que ce soit le meilleur exemple possible mais bon ce serait dommage de s’arrêter là. Lamar s’appuie essentiellement sur son exemple personnel et élargit fréquemment la problématique au-delà du cercle artistique pour souligner les difficultés persistantes auxquelles doit faire face la communauté afro-américaine, souvent déçue par les promesses non tenues d’Obama et sans cesse révoltée par les violences policières et le racisme dont elle fait toujours l’objet. Ainsi, par exemple, King Kunta fait référence au personnage principal du roman Racines d’Alex Haley, qui suit l’histoire d’une famille afro-américaine en Amérique du Nord, de l’époque de l’esclavage à l’époque contemporaine. Le texte est brillantissime, à l’image du terme « Ghost Writer » qu’il utilise à la fois pour dénoncer les rappeurs qui se font écrire leurs textes et l’industrie du disque qui ne le laisse pas exprimer librement toutes les histoires de ses potes disparus.

La construction de l’album est un labyrinthe dans lequel on se perd avec délice : les morceaux se répondent parfois (« i » – pamphlet enthousiasmant qui propose entre autres de remplacer « nigga » par « negus », mot amharique aux références royales – s’oppose au sombre et dépressif « u » mais aussi au fantastique « The blacker the berry »), les errements quasi-suicidaires et  les contradictions côtoient les punchlines les plus égotiques et un long poème se dévoile au fur et à mesure des morceaux.  Un poème dans lequel Lamar confesse tous ses doutes (« Found myself screaming in the hotel room / I didn’t want to self-destruct ») face à sa soudaine notoriété et à sa nouvelle place de leader d’opinion. Il en tire déjà des enseignements qu’il aimerait partager avec ses potes du quartier de Compton (Los Angeles), déchirés par d’interminables guerres de gangs (« Forgetting all the pain and hurt we caused each other in these streets, if I respect you we unify and stop the enemy from killing us »). Comme il l’explique très bien dans « Institutionalized », il ne peut s’empêcher de revenir à son quartier car celui-ci représente son identité et il en est d’une certaine façon prisonnier pour toujours (« I’m trapped inside the ghetto and I ain’t proud to admit it / Institutionalized, I keep runnin’ back for a visit »). Marqué à jamais par le meurtre d’un de ses meilleurs amis, il évacue notamment cette souffrance à travers un texte particulièrement vrillé (« These Walls ») où il fait parler les murs et s’adresse au tueur, lui détaillant notamment qu’il est sorti avec sa copine pendant qu’il purgeait sa peine en prison.  Sur le suprenant « Hood Politics », Lamar ose une maladroite référence à Jesse Ventura, ancien catcheur et gouverneur du Minnesota, qui avait comparé l’attitude des hommes politique de Washington à celle des gangs de Los Angeles.  Puis dans le même morceau, il s’auto-proclame meilleur rappeur de la côte Ouest (« I’m the only nigga next to Snoop that can push the button / Had the Coast on standby »). Il est vrai que Dr Dre fait une apparition (sur un répondeur téléphonique), Snoop un featuring et surtout l’âme de 2Pac, idole de Lamar, survole tout le disque jusqu’à l’épique final « Mortal Man » ou il s’invente une véritable interview avec lui (en utilisant des extrait d’un rare entretien datant de 1994). Lamar n’est d’ailleurs pas mécontent que ce To Pimp a butterfly sorte presque 20 ans jour pour jour après « Me Against The World ».

Il est trop tôt pour dire si cet album, long, riche et référencé laissera la même trace que les grands albums de 2Pac, Nas ou Notorious B.I.G. A vrai dire on pense plutôt à Erikah Badu ou D’Angelo et à leur sens de l’œuvre, large, orchestrée, kaléidoscopique. To pimp a butterfly n’est ni facile d’écoute ni exempt de maladresses ou de contradictions mais il représente une tentative, rare chez les artistes rap de cette génération, de dépasser toutes les frontières attendues sans se dévoyer dans des compromis commerciaux.