Loin de l’imagerie de type racaille que la subtile alchimie pauvreté/société de consommation a su produire pour emporter dans le système ceux-là mêmes qu’elle avait laissé sur le carreau, Karlito, rappeur affilié à la Mafia K’1 Fry, vient de sortir un premier album qui prend à rebrousse-poil le classicisme des productions françaises, au niveau du son comme du discours. Laissant les joyeux 113 se débattre dans les bacs à sable de Vitry, Karlito gravit ici une marche d’où il contemple en chroniqueur urbain le désastre qui baigne les abords parisiens, déchirant les rêves d’une génération.

Produit par DJ Medhi, faiseur de sons attitré de la Mafia, cet album est une réussite tant pour l’un que pour l’autre. D’abord parce que le discours n’y est pas noyé dans l’ego du personnage, parce que le ferment subversif n’y est pas occulté derrière son haut-parleur qui sait se faire discret jusque sur la pochette, où il apparaît sous un contre-jour occultant son identité. En dépit de quelques mots qui peinent à accrocher le beat (D’Orly à Orly) ou de quelques rimes éculées qui tombent à plat (« les fissures de nos murs » est sans doute une des phrases les plus remâchées dans le rap français), le discours de Karlito, sombre à souhait, décrit froidement et avec justesse un univers urbain au-dessus duquel planent les spectres de la prison et de l’argent, cités ou évoqués, mais le plus souvent suggérés. Son écriture simple, suggestive, souvent elliptique, et bâtie sur des phrases courtes, fait l’économie des circonlocutions hasardeuses pour laisser planer des sous-entendus qui en disent long : « Fait divers en masse/La masse contre la masse, Se plaindre est notre seule attitude/Une certitude, la vie est chienne et non ma négritude ». On relèvera aussi quelques jeux de mots habiles : « L’ennui porte conseil » qui résonne comme le point de départ d’un parcours qui promet d’être brillant, ou encore « On m’avait promis au bronze, mais on veut briller comme de l’or », qui laisse transpirer une référence subtile aux bracelets de bronze qui enserraient jadis les pieds des esclaves.

Sans tomber dans l’égocentrisme forcené, ni dans la description simpliste, Karlito a laissé de côté les jeux de flingues et pris du recul, faisant écho aux réflexions que le mentor Manu Key distillait il y a quelques mois sur son Manuscrit : « J’lis la presse, les manuels d’école, J’fais plus d’heures sup dans la téci/Ne cherche plus Karlito et son walkman dans les rues d’Orly », sans oublier de citer les références qui habitent ses heures : Malcolm X, Camara Laye ou Martin Luther.

Mais cet album est aussi une réussite pour le producteur DJ Medhi. Simple et efficace, peaufinant ici son mélange de sonorités électroniques et de samples mélodieux (cuivres, cordes, mandoline ou piano…), il imprime face au flow lourd de Karlito un contrepoint harmonique essentiel. Malgré quelques longueurs, notamment sur La Voix du ghetto I, et malgré les breakbeats de Blues qui font rire plus qu’ils ne font vibrer, la production tire le rap français vers le haut. On regrette en revanche l’instru Contenu sous pression qu’on croirait sorti tout droit d’un Fruity Loops version 1 et qui se borne à faire tourner un sample somme toute classique sur un beat des plus fades, histoire de faire patienter avant le titre caché.

Au niveau des featuring, une juste mesure plane sur l’album. En dépit de l’apparition plutôt pitoyable d’AP (113) qui crache une phrase sur le pourtant excellent Kiffe kiffe mec produit par Sheer, on retrouve sur cet album l’indétrônable Manu Key qui se répand en gutturales râpeuses sur l’excellent Chienne de vie fomenté par Curtis. Ou encore le chanteur de reggae Rod Taylor, qui lance ses vocalises claires sur un Estelle dont le beat ample laisse à Karlito un large terrain de jeu qu’il occupe à merveille.

Sombre mais harmonieux, brutal mais bien mené, Contenu sous pression est sans doute l’un des meilleurs albums de rap français de ces derniers mois. Et si la Mafia K’1 Fry a souvent manqué de reconnaissance, ou a écopé d’une reconnaissance commerciale sur des projets qui ne le méritaient pas vraiment, Karlito rétablit ici la parité.