Tâchons d’appréhender avec un minimum de sérieux l’oeuvre baroque et exubérante de ce compositeur et arrangeur mexicain dont toutes les victimes de la tendance easy-listening ont croisé au moins une fois le nom sur une pochette de disque : à défaut d’avoir su rester dans des territoires musicaux au bon goût certifié conforme, Juan-Garcia Esquivel, iconoclaste génial et naïf, architecte mégalomane et sympathique, a au moins su créer un univers immédiatement reconnaissable dont la présente compilation donne un délirant aperçu. Après avoir gagné des sommets de la popularité au Mexique durant les années cinquante, Esquivel s’envole pour les Etats-Unis et entame les grands travaux artistiques qui le rendront mondialement célèbre ; c’est de sa période faste (entre 59 et 68) que sont tirées les 19 pièces de cette sélection, arrangements sophistiqués au son délicieusement sixties (dont une inoubliable version de la « Marche Turque »), standards populaires désarticulés et énergiquement colorés (Jobim, Cole Porter, Johnny Mercer ou Velasquez) et compositions originales (c’est le moins que l’on puisse dire) au nombre desquelles un « Mucha Muchacha » immortel récemment samplé par quelque farceur électro-pop et par ailleurs entendu dans le Big Lebowski des frères Coen.

Dans ces bijoux de mise en scène orchestrale et sonore se déploient toute l’envergure et l’imagination sans bornes du mexicain, sa façon si outrageusement désinvolte de ne se refuser aucun effet superfétatoire, cette liberté irrépressible qui lui autorise toutes les audaces formelles : le Bartok de l’easy listening (un surnom parmi d’autres, exagéré sans doute) est avant tout un recycleur de génie, capable de transmuter l’air le plus populaire en symphonie futuriste truffée de gadgets parfaitement gratuits. D’une palette sonore où dominent les cuivres rutilants et où on trouve une foule d’instruments (cordes, accordéon, harpe, guitare hawaïenne amplifiée) dont certains des plus inattendus (clochettes chinoises, theremin, clavecin, buzzimba, ondioline), il tire les couleurs joyeusement clinquantes de ces standards détournés, en prenant soin d’y ajouter l’épice maison : les célèbres zu-zu-zu, sa marque de fabrique, proférés à tort et à travers par les Van Horn Singers. Le tout résonne en deux dimensions dans une cathédrale stéréo dont Esquivel explore sans relâche les possibilités (à l’époque, ses albums ont régulièrement servi d’étalons pour tester les systèmes hi-fi) dans une ambiance mêlant bossa, variété, pop, tropiques, cocktails fluos et chemises à fleurs. Cette compilation (dont on vantera pas les qualités éditoriales : à part un excellent petit texte signé Thierry Jousse, rien de très consistant côté chronologique, discographique ou biographique) semblera rigoureusement insupportable à qui n’est pas capable de se projeter instantanément dans le trente-sixième degré, mais permettra aux amateurs de curiosités musicales extrêmes, s’il s’en trouve, d’atteindre en un seul souffle les sommets du kitsch.