Bien que tardive, la rencontre du jazz et des musiques hispaniques n’en est déjà plus à ses balbutiements malgré l’océan qui s’étend entre leurs histoires. En 1993, Vince Mendoza coordonnait Jazzpaña (Act), un album où se croisaient stars américaines et maîtres ibériques, dont le succès engendra un second volet de la même trempe sept ans plus tard. Sur chacun des volumes figurait en bonne place le saxophoniste madrilène Jorge Pardo, auteur de ce Mira, nouveau chapitre dans le rapprochement des continents. Si Jazzpaña cherchait le terrain d’entente possible entre les deux genres, Mira reflète une approche autre, où le jazz, ses libertés, ses improvisations, viennent s’immiscer au cœur de l’héritage séculaire de l’Espagne et non plus seulement y trouver une couleur exotique à laquelle se marier.

Pièce de résistance du disque, la suite intitulée Silencio Rasgado 6545 est à l’origine une musique de ballet d’un rare équilibre qui mérite d’être entendue pour elle-même. Composition ambitieuse où le silence est moins  » rompu  » que vrillé sous les accents appuyés du flamenco, elle entend évoquer le tourbillon d’une journée, en quatre mouvements. Un « sacre du printemps » à l’espagnole, où les cuivres d’un big band subtilement orchestrés (mais conservant une fièvre de feria) se mêlent aux sonorités caractéristiques de la guitare sèche et des percussions, manuelles et traditionnelles (avec un irremplaçable Tino di Geraldo), qui maintiennent l’allant inflexible et majestueux d’une musique ardente. Dans cette trame viennent se fondre les improvisations de Pardo au soprano, ou bien, comme du fond d’une nuit andalouse, surgit le chant de Eva Duran, rauque et troublant. Le résultat est un vrai spectacle sonore en soi, où clarinette, mandoline, tuba, flûte et autres instruments interviennent par touche dans un ensemble qui ressemble à un chatoyant et virevoltant défilé.

Lui succèdent trois joropos de Antonio Soteldo, musicien vénézuélien connu à Madrid sous le sobriquet significatif de Musiquita, qui signe par ailleurs la totalité des arrangements et fait office de chef d’orchestre pour tout l’album. On retient en particulier Lologramos au sein duquel se distingue le trompettiste Paolo Fresu en invité transméditerranéen ainsi que San José, qui voit Jorge Pardo dialoguer à la flûte avec la basse électrique de Carlos Benavent (un Pastorius hidalgo) et l’accordéon de Gil Goldstein, d’un lyrisme étonnant. Le leader enchaîne ensuite trois tableaux musicaux qui servirent d’illustration à un texte de Lorca : des pièces courtes, miniatures de moins de trois minutes, qui auraient pu, à l’occasion de l’enregistrement être davantage développées en s’ouvrant à l’improvisation, car elles dessinent d’envoûtants paysages. Ainsi de El Enfermo, titre sur lequel se fait remarquer trop brièvement le violoniste Bernardo Parrilla. En guise de clôture, Jorge Pardo donne à entendre une relecture dépouillée de l’inusable Boléro de Ravel, en duo échevelé à la flûte avec le seul Tomasito, étonnant danseur et homme orchestre dont les paumes, les pieds et la gorge claquent aux rythmes effrénés d’une danse sans fin. Captivant de bout en bout, et souvent surprenant, on peut entendre, au fil de ce Mira, les Sketches of Spain du XXIe siècle, vécus et revus de l’intérieur.