On a déjà assisté à la reconversion temporaire d’un cador de la musique électronique en chef d’orchestre tropicalia (Señor Coconut). Avant lui, il est arrivé que des petits punks blancs de Brooklyn se lancent dans le rap avec un certain succès (Beastie Boys). Plus tard, on assistera à la métamorphose d’un pothead à slip léopard, auteur de l’un des albums de rap les plus grotesques de tous les temps, en un pianiste respectable canonisé par Radio France (Gonzales).

Cette semaine, c’est la guitariste de Huggy Bear – groupe emblématique du mouvement nineties riot grrrl aux côtés de Bratmobile et autre Bikini Kill -, qui troque sa guitare et son discours féministe hardcore contre une place toute chaude en territoire ambient. Si Jo Johnson n’en est pas à son coup d’essai dans le domaine de la musique électronique (elle est l’initiatrice des soirées électro Bleep43 à Londres), on n’en reste pas moins coi à l’écoute de son premier album solo : Weaving ne recèle ni scansions braillardes, ni larsens criards, ni le moindre élément évoquant le passif pour le moins agité de la riot grrrl en herbe. A l’agressivité punk de ses teenage years et à l’activisme queer poing levé s’est substituée une douce quiétude méditative. S’y déclinent uniquement des sons électroniques feutrés déroulant leurs cycles d’arpèges suivant le credo minimaliste de Terry Riley, Steve Reich, John Adams, Laurie Spiegel et tutti quanti.

Il faut dire que Jo Johnson a des goûts éclectiques. Pour Weaving, plutôt que de s’arrimer au souvenir des déflagrations anarcho-situ de Crass ou du vitriol punk-noise, elle convoque les mandalas extatiques de son idole Alice Coltrane, veuve de John certes, mais surtout, surtout , harpiste zen ayant enfanté de grands disques anagogiques dans les 1970’s, tels que « Universal Consciousness » ou « Transcendance ».

Il serait vain de chercher à discerner, dans cette épure électronique réalisée à une seule main, les riches textures et mouvements organiques de la musique d’Alice Coltrane, interprétée collectivement et à l’aide d’instruments acoustiques. Mais l’analogie s’impose néanmoins comme une évidence : Jo Johnson cherche dans ces strates d’ondulations synthétiques la clé d’une transe moelleuse, voluptueuse, unie. C’est d’ailleurs cette unité de ton qui fournit à Weaving son argument le plus convaincant. Qu’on s’explique. On se perd un peu entre les cinq pistes si semblables qui composent ce disque mais, in fine, on n’aurait pas l’idée de leur reprocher leur similarité de façade.

Certes, les modulations que décline Johnson sont relativement stationnaires (très portées sur les mammouths analogiques, comme chez Emeralds ou, surtout, Motion Sickness Of Time Travel), et leur tempo reste toujours identique. Mais là où Jo Johnson se distingue, c’est par son sens du timing. Chaque morceau s’étire juste ce qu’il faut pour que l’ensemble constitue un tout cohérent et varié, au gré de mouvements successifs, comme les différentes étapes d’un même voyage dans un territoire trop vaste. Weaving s’apprécie comme une traversée de la taïga dans le Transsibérien: le paysage qui défile par la fenêtre est toujours pareil et toujours différent, évoluant presque imperceptiblement, à son rythme ; et le passager sent que ce rythme est le bon. Alors il s’abandonne, confiant, heureux qu’on l’emmène, qu’on le transporte dans cet ailleurs terrestre. Comme tant d’autres disques de synth-muzak, Weaving aurait pu passer pour un énième disque de musique répétitive dénué de relief et se complaire dans un new age confondant de naïveté. Au lieu de ça, c’est un disque qui élève au rang d’art une qualité rarement mise au premier plan dans un disque, toujours supplantée par d’autres  (la variété, les mélodies, la production, etc) : Weaving est avant tout un chef d’œuvre d’homogénéité.