La musique a parfois à voir avec le quotidien ; l’exercice imposé qu’était la composition hebdomadaire d’une cantate au XVIIIe siècle en est l’archétype. Ainsi Telemann en a composé près de 600, Bach « à peine » 295. Bach, un petit joueur ? N’y songez même pas. Rarement l’imagination humaine aura semblé aussi puissante par-delà l’incessante sollicitation de « rendre sa copie ». Ce sont à travers elles qu’on a fixé l’image du Cantor de Leipzig. Depuis bientôt trois siècles, elles lui collent à la peau. Pourtant l’affaire ne fut pas simple. Le Conseil de la ville avait d’abord choisi Telemann, alors maître de musique à Hambourg. Passons sur les raisons de son refus. Toujours est-il que les bourgeois, résignés, se reportèrent sur la candidature Bach. Platz, un conseiller, déclara dans une formule maintenant célèbre : « Puisque nous n’avons pu obtenir le meilleur, nous devons nous contenter d’un médiocre » ! Bach, un médiocre ! Voilà une image qui n’est pas vraiment passée à la postérité. Lui qui disait à ses élèves : « J’ai beaucoup travaillé. Quiconque s’appliquera autant pourra faire ce que je fais. » Toujours est-il que depuis tous les compositeurs reviennent le caresser, reviennent lui demander son secret. Il n’y a rien de plus grisant que se replonger dans cette musique. Les Cantates constituent le grand-œuvre de Bach. Elles font office d’héritières de la Renaissance, d’apogée du baroque allemand, de préfiguration du classicisme et du romantisme, voire de l’expressionnisme. Autant dire qu’il y en a pour tout le monde. Pourquoi ne pas commencer par ces cinq Cantates ? Deux sont archi-célèbres : les BWV 106 et 198, l’Actus tragicus et l’Ode funèbre. Pas vraiment joyeuses mais tellement parfaites. La mort les hante, mais porté par sa foi, Bach livre deux passeports pour le bonheur, pour survivre au désespoir. Comment ne pas le croire, lui qui perdit plusieurs de ses enfants, sa première femme…

Gardiner a décidé de passer l’année en compagnie des Cantates ; son but n’est rien d’autre que d’en donner l’intégralité « dans différentes églises d’Europe, le jour pour lequel elles ont été composées dans le calendrier liturgique », comme le précise le texte de présentation. Son voyage se terminera à New York (à 3 heures d’avion de l’Europe, donc à côté !) le 31 décembre 2000. Le projet était très séduisant ; on s’attendait donc à en récolter les fruits discographiques. Le premier volume (il y en aura 12) est consacré à deux Cantates de Pâques (BWV 6 et 66). Première déconvenue, le minutage particulièrement chiche : moins de 50 minutes. Deuxième déconvenue : seules 38 cantates seront éditées par Archiv. C’était pourtant l’occasion de faire la première intégrale des Cantates. Troisième déconvenue : pour nombre d’entre elles, et c’est le cas du second volume (BWV 106, 118, 198), il s’agit d’enregistrements effectués il y a plus d’une dizaine d’années. Enfin, quatrième déconvenue : tout ça n’est pas grave vu ce que fait Gardiner dans ces deux premiers disques ! On a connu des versions (Suzuki, Herreweghe) bien plus palpitantes. Gardiner reste très sage ; tout est très joli, tout est très propre sur soi. On a du mal à croire qu’elles puissent représenter l’apogée du baroque. Prenons respectivement la 106 et la 198 : Leonhardt a livré en 1980 la version la plus émouvante de la discographie ; Herreweghe a porté sa Chapelle royale dans des contrées que lui seul a explorées. Le plus décevant est qu’il est impossible de dire que l’on s’ennuie tant la musique qu’il joue nous transporte. Pour conclure plus gentiment, on dira que celle-ci a survécu à bien pire (Helmut Rilling par exemple) et que, pour des siècles encore, on y reviendra, peut-être même avec Gardiner…